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LES PARTICULIERS

NOS TITRES :
Nouvelles

Le chemin des Dames

 

ou

 

élise et Julie

 

 

Il sortait de nuit, craintif, en rase campagne, alors qu’il gelait à pierre fendre.

 

Au loin, il devinait le village sous le clair de lune. Il pensait à Julie, au monde normal.

Tout avait basculé le 1er août (1914), quand le tocsin sonna, vers 16 h 15.

Notre vieux garde champêtre Marius Viou passa avec clairon et tambour. Deux affiches, à la mairie et à la gendarmerie, titraient : Mobilisation générale. Va savoir pourquoi.

Ne vous inquiétez pas, disait le maire, j’ai des informations : C’est juste une parade de 15 jours, une démonstration pour intimider l’ennemi.

Les gens étaient surpris, mais résolus à obéir. Il y avait bien quelques meneurs, aux Mines, qui avertissaient depuis longtemps. Il y en avait même un qui citait un certain Jean Jaurès et qui prônait la grève de la guerre que les dirigeants préparaient.

Vous ne ferez pas faire grève à un paysan. C’est le travail qui nourrit, et pas ces idées de maintenant, de patati et patata, qui ne viennent pas de la terre.

Nous étions en plein battage des blés. Nous avons continué toute la nuit, l’important étant de sauver 5 quintaux. Le 2 au matin, nous étions tous présents, pour prendre le train spécial vers Digne. Pourvu qu’on soit de retour pour les vendanges …

Chacun faisait comme si tout allait bien chez lui.

On ne devait pas se tromper, puisqu’on pensait tous pareil.

Tous sauf un. Ce mineur, qui parlait français sans un mot de provençal, a proposé de rentrer chez soi, pour laisser la guerre à ceux qui voulaient la faire. Il nous donnait un choix. Nous préférions un devoir sans choix. Vercingétorix et Jeanne d’Arc ont sauvé la Patrie. C’est l’instituteur qui l’a dit. C’était à notre tour. Il a été hué, ce défaitiste, cet empêcheur, comme un porteur de malheur.

Le curé Antoine Gleize bénit les partants. Tout le monde se rassura et monta.

 

Dans la nuit, quand les mobilisés furent dans les casernes, Poincaré déclara la guerre.

 

A 27 ans, soutien de famille, Antoine Martin n’en avait pas moins été mobilisé, et dans l’active. Comme 200 de ses amis, il se retrouva à Digne, et fut affecté, pantalon rouge et simple casquette, au XVème Corps d’armée du général Castelnau.

Leur mission était d’attaquer entre Dieuze et Morhange, pour reprendre la Lorraine.

Le souci d’Antoine, c’était le cheval. Son épouse, Julie, son fils de 4 ans, sa mère, Rosa Fabre, veuve Martin depuis plus de 20 ans, passe encore : Nous avons une maison, des terres, de quoi vivre. Va pour les champs : Fils unique, sans proches parents, il devait vendanger, labourer, tailler, planter au printemps, des betteraves et des pommes de terre, dans ses pièces à l’arrosage. A la rigueur, on trouverait des gens qui se louent. Mais un cheval, ça ne rester pas quinze jours à la mangeoire. S’il ne travaille pas, il risque de partir du cœur.

 

Le 6 août, les trains les amenèrent vers le théâtre des opérations. A travers les planches du wagon à bestiaux, Antoine en vit du pays ! Des vaches, des heures sans une vigne, puis des champs au labour, toujours des champs, sans ferme. Les premiers devaient boire du lait, sans pain, les seconds, manger du pain sec. N’est-t-on pas bien, chez nous, avec tout ?

Le 14 août, ils entrèrent en scène. Ils prirent quartier à Saint-Nicolas du Port et entendirent au loin la canonnade. Une petite pluie à Gardanne, ce serait bien pour nos raisins.

 

Antoine écrivit une longue lettre, pour que l’on prête le cheval et que l’on prépare la vendange. Il comprit l’utilité de savoir lire et écrire. Son fils, il le mettait à l’école, et pour longtemps. La poste militaire n’était pas installée, et la lettre se perdit dans un hangar.

Du 25 août au 3 septembre, Antoine joua dans l’acte I, engagé dans la terrible bataille de Morhange. Ils avançaient à découvert, dans un cirque de mitrailleuses cachées sur les hauteurs. Elles déversaient un feu d’enfer. On les avait conduits dans un piège. Une boucherie de 10 000 morts en trois jours, dont ses amis Elzéar Granjon, Louis Décome, Marcel Imbert et Fernand Viou. Les généraux Castelnau et Joffre, responsables de ces morts et du repli, se déchargèrent sur des « Provençaux manquant de courage », relayés par le sénateur journaliste A. Gervais (les fromages Gervais), qui se fendit d’une morale dans Le Matin du 24 août 1914 : « L'aveu public de leur impardonnable faiblesse s'ajoutera à la rigueur des châtiments militaires ».

 

La rigueur chère au fromager ouvrit l’acte II, programme pour des survivants punis : Première ligne en Argonne, puis au chemin des Dames, régime de tranchées et d’obus.

Les vendanges ne se feraient pas. Antoine avait oublié le cheval et les champs. Il ne pensait plus qu’à rester en vie. De toute façon, aucune nouvelle de nulle part.

Il n’avait que du présent, rien avant, rien après. Il n’était même pas présent dans le présent. Il n’était pas ailleurs, mais il n’était pas ici. Dans ces conditions, les minutes et les journées étaient interminables. Paradoxalement, les années passèrent vite.

La poste se mit à marcher, à condition de passer la censure. Antoine avait un modèle qui l’arrangeait bien, car il aurait eu du mal à exprimer le vrai : Ici tout va bien. Je pense à vous, et je vais être content de voir mon petit Paul à ma permission.

A la permission, Antoine n’eut aucune émotion. Son fils grandissait. Ses terres, comme beaucoup d’autres, n’étaient pas menées, le cheval travaillait pour Ferdinand Maurel, en amenant la chaux de Cauvet à l’usine qu’ils appelaient Froges. Il alla le caresser, et la bête montra de grands hochements de joie. Il fut sur le point de penser que les bêtes, c’étaient plutôt les hommes que les chevaux.

Mais il se ravisa. La fatalité conduisait le monde. Avec deux saucissons, il repartit.

 

La boue, les miasmes, l’animalité, les bombardements, ça allait encore. Le pire, c’était l’assaut. Je ne sais pas ce qu’on buvait, mais on y allait, et la suite n’était pas belle, avec des copains morts et des blessés horribles. Heureusement, il n’y eu plus que les bombardements.

A la deuxième permission, Antoine ressentit un malaise, comme devant un bon plat avec une totale absence d’appétit. Au fond, les terres, la vie habituelle, la famille, c’était devenu vain. Plus rien ne servait à rien. Le bonheur, ce n’est pas assez, car ça ne se doute pas de l’enfer. Il n’alla pas voir le cheval. Il dit juste à Julie : Si je suis tué, tu pourras te remarier, mais pense à Paul. Alors Julie pleura, et il partit, vide de toute autre pensée.

 

A la troisième permission, en février 1917, Antoine remonte le cours, les vues familières reviennent, le régénèrent, fontaine, mairie boulodrome. Paul, Julie, Rosa ! Même avec ces champs campas, ces vignes non taillées, ces Italiens, qui sont les seuls hommes valides du village, il se ré apprivoise à la normalité. Il a un passé, il veut un futur.

Le courage muet qui allait de soi au front, se dérobe soudain. Antoine tombe dans la vie : Crise de sanglots, lamentations, comme lors d’une naissance, avec les poumons qui s’ouvrent.

L’air est ici. Là-haut, on suffoque, de peur, de froid, de faim, de pourriture.

- Non, je ne veux pas repartir. Je me cacherai, je vivrai mal, mais ici.

 

Les deux femmes ne sont pas mécontentes. Elles non plus n’ont pas la force de recommencer. Attendre tous les jours Léonard (Pinatel, le vieux facteur), pour être sûres qu’il était vivant une semaine avant, et surtout, suivre les déplacements du maire, Elisée Bourtin, est une angoisse journalière trop épuisante. Le maire remet en effet un tube de carton à la famille, tube contenant roulé à l’intérieur l’avis de décès officiel de l’armée.

Les pérégrinations d’Elisée sont redoutées, suivies par des centaines d’yeux derrière les persiennes ; Malheur ! Il vient vers nous ! Il nous dépasse. J’ai cru que mon cœur me quittait. Chez qui s’arrêtera-t-il ? Depuis le début, Donin Reynier et Bourtin ont porté 75 tubes.

Julie et Rosa savent que le déserteur repris est fusillé, mais elles s’encouragent :

  • Regarde Fernand Bonnicard, André Ferrari, Henri Reynier (le frère cadet de Donin) : Ils ont fait les insoumis. On ne les a pas trouvés. Ils sont quelque part, mais pas en enfer …

La maisonnée Martin imagine le puits. La gendarmerie affiche la recherche d’Antoine.

Malgré cet hiver glacial de 1917, tout se passe bien. Les gendarmes rient dans la gendarmerie. Tout Gardanne voit le manège de Rosa avec son panier fumant, et se doute de la chose, mais tout Gardanne se tait, sous l’évidence de l’amitié, de la solidarité devant le mal.

  • Il faudrait qu’ils fassent tous pareil ! Peut-être qu’on en finirait …

 

Dans le puits, sur le plancher, le pire c’est le froid, comme dans les tranchées. Sa mère vient au champ, le soir, équipée d’un panier couvert. Elle descend deux repas chauds, en murmurant que Julie et Paul vont bien. Elle s’en retourne avec trois navets d’excuse.

Il mange, puis, avec précaution, il sort à la nuit. L’absence des hommes, le froid à pas mettre un chien dehors, rien ne le rassure. Un braconnier peut passer, un vieux paysan venir surveiller ses choux, des mineurs être en route vers Biver. Il marche un peu, s’étire, s’allonge.

Avant l’aurore, il redescend dans le puits. Pourra-t-il dormir ? Il pense à ses copains de la tranchée. Il n’est pas là pour sa femme, pour son fils ou pour ses champs. Il est là pour sauver sa peau. Le mot Patrie est sorti de son cerveau. Il se pardonne d’avoir craqué, de n’avoir pu, comme les autres Poilus, continuer dignement, sans critiques ni plaintes.

 

Le 4 avril, 10 heures du matin, un ordre remplit le puits et résonne :

  • Martin, sortez de là, à, à … 

Le maréchal des logis Jean Martel se tient à la margelle, le gendarme Louis Barbery se tient à son arme, le plus jeune, Guillaume Laffont, se tient à l’écart.

  • Ne me faites rien, laissez-moi partir, j’ai une famille …

Le 17, il passe devant la cour martiale de la Marne. Comme il n’a déclenché aucune mutinerie, il est seulement inscrit aux brigades d’assaut et doit sortir le premier de la tranchée.

Dès le 19, il est tué au combat. Du moins, sa veuve aura la pension, et sa famille ne subira pas la honte d’avoir eu un fusillé, un renégat à sa patrie, bien pire qu’un assassin.

 

Le soldat Lucien Bernard vient en permission. Il apprend l’arrestation et la mort de son ami Antoine. Tout Gardanne se doute de la dérobade d’Antoine, même si sa femme explique qu’il soit reparti normalement et qu’il n’ait pas été fusillé. C’est le sort qui l’a tué.

 

Au détour d’une conversation, la sœur de Lucien évoque leur voisine, Elise Négrel, une sorte de tigresse jalouse de tout. Elle exhume ce propos d’Elise, vieux d’un mois :

  • Elle va voir de quel bois je me chauffe, la Julie !

Deux jours après cette menace, Antoine Martin était arrêté.

Alors Lucien se met à enquêter. Les gendarmes ne le dissuadent pas : Il y aurait une lettre anonyme. Elise est sans ressource, son mari étant mineur, alors que Julie a des entrées d’argent par des loyers et la location du cheval. Surtout, dans les méandres des cœurs et l’insouciance des fêtes, Julie lui a volé Antoine en 1909. C’est du moins son ressenti.

Bien sûr, Elise avait un peu tourné autour d’Antoine, mais elle tournait autour de tous. L’affaire est oubliée depuis longtemps, d’autant qu’Elise avait fini par embobiner Henri Michel, garçon agréable et cultivé. Le couple, mélange de chaud et de froid, est à peine tiède.

Elise est une très belle femme, mais elle n’a pas le succès de son physique, à cause de son arrogante, vite dépassée par sa stupidité. Henri patiente, se sachant fautif, mais il se dit qu’un jour …

De retour au Chemin des Dames, Lucien voit Henri, lui apprend la mort d’Antoine, et la possibilité d’une dénonciation, dont on ne sait rien. Henri se fige. Pour sûr, c’est sa femme. La garce en est tout à fait capable. Il lui écrit aussitôt : « J’ai une permission dans trois semaines. Mais ce n’est pas une bonne nouvelle : Je viens te régler ton compte ».

 

Il faut alors voir Elise aller se confesser tous les jours, envisager de partir à Nice avec sa fille, ou bien demander à son frère de venir habiter chez elle, et armé. Et dire qu’Henri arrive dans huit jours ! Elle s’affole, accréditant ainsi la thèse de son forfait, dont seul Henri se doute. Ni les Martin ni Gardanne ne portent attention à cette femme méprisée.

 

Ce jour-là, Elisée Bourtin traverse le boulevard Forbin et tape chez Elise. Elle descend, en furie, hagarde. Elle lit le décès d’Henri, ferme la porte, remonte, et là, soulagée, elle sourit au miroir et se coiffe. Le compte est réglé, la pension de veuve de guerre est en bonne vue.

 

Le terrible hiver 17 s’éloigne, mais au Chemin des Dames il ne pousse pas une violette, tant la terre à été retournée. Le caporal Michel et son ami Antoine Martin sont là-dessous.

 

 

 

 

Le bienheureux Jean

 

 

Notre-Dame des Anges, derrière le Pilon du roi, est un monastère des Oratoriens, construit sur un lieu miraculeux. La légende qui l’établit remonte au XIIIe siècle, lorsque Charles 1er d’Anjou, frère de saint Louis, comte de Provence, en lance la substance, pour glorifier les mérites du comté et de ses tenants angevins, comme il venait de le faire à la Sainte-Baume.

 

Au pied sud du Pilon, ce rocher rond posé sur la crête de l’Etoile, la montagne présente plusieurs grottes, longtemps utilisées par les hommes préhistoriques. L’une d’entre elles, appelée Baume Vitale, se situe à gauche en descendant vers La Rose et Marseille.

Un croyant de cette ville, nommé Jean, estime qu’il vit dans le péché, et vient habiter la grotte, pour se consacrer à la contemplation. Il en chasse les serpents, autrement dit les tentations, et entame avec joie sa vie d’ermite.

Mais le diable n’a pas renoncé à l’âme de Jean. Il entre par la porte de la solitude, que le pauvre homme ne supporte plus. A vrai dire, cette solitude se nourrit surtout de l’absence de femmes, et Jean fait venir deux filles de Marseille (on appelait ainsi les prostituées).

Les serpents de la luxure remplacent ceux de la nature, et le pécule de Jean fond tout autant que sa sainteté. Il se retrouve vite ruiné, c’est-à-dire abandonné par ses compagnes.

 

Redevenir vertueux par la force des choses, est-ce suffisant pour un tel péché ? Jean songe au moyen de se faire pardonner. Il décide d’aller vivre en contrition, contre l’église Sainte-Marie de Gardanne. Descendu dans la plaine, il se purifie à l’eau des sources, ne mange que des végétaux crus et ne se déplace qu’à quatre pattes, comme una bestia.

 

Les Gardannais compatissent aux efforts de ce fou de Dieu.

-Lou demoun m’a engannat una fès mai pa dous (le démon a abusé une fois de moi, il ne m’aura pas deux) assure-il. Accroupi près de l’entrée de l’église, il refuse toute aide, n’attendant que celle de Dieu.

Peut-être deux semaines après son arrivée, Jean se redresse, descend à la porte Saint-Victor et se dirige droit vers le Pilon. Il marche sur l’eau. A cette époque, Gardanne possédait plusieurs étangs naturels et des marécages qui gonflaient à la saison des pluies. Les principales zones inondées étaient à La Planque, à La Bonde et au Pasquier, justement sur la route de Jean. Ce premier miracle est aussitôt suivi d’un autre : A Sire-Marin, il monte tout droit, malgré la pente et la végétation. Arbres et broussailles s’écartent sur son passage.

Il vit alors dans l’abstinence et la prière.

Quand il devient trop vieux pour cultiver son maigre jardin, un compagnon nommé Testut vient l’assister, qui peut aller chercher l’eau ou quelque ravitaillement.

Mais l’heure commande, et Jean meurt. A cet instant, Testut entend chanter les anges, qui recueillent l’âme de Jean. Dieu avait donc pardonné.

Jean n’a pas été sanctifié, mais les Oratoriens ont construit un monastère devant Baume Vitale. Un pèlerinage très suivi s’est créé à partir de Gardanne. La rue Jules Ferry avait pour nom chemin de Notre-Dame des Anges. Aix, où les Oratoriens n’avaient pas de chapelle, a beaucoup contribué. Ce pèlerinage n’a disparu qu’au XIXe siècle.

On remarquera les similitudes avec la Sainte-Baume : Grotte, péché, recherche du pardon, musique des anges, pèlerinage, Saint-Maximin jouissant du prestige de la compagne du Christ. Jean et les Oratoriens, qui ont longtemps possédé Camp Jusiou et Verdillon, font partie de l’histoire de Gardanne. A ne pas confondre avec Jean, ermite de Saint-Baudile au XVIIIe siècle.

 

 

Un roman d’amour

 

Le 31 décembre 1458, le roi René, 49 ans et son épouse Jeanne, 25 ans, arrivent à Gardanne en grand cortège, entourés de 9 moines de Saint-Victor, précédés de jongleurs, de musiciens, de chanteurs, suivis de Turcs en grands habits et de Maures menant des singes et une girafe. L’étonnement et la curiosité saisissent les paysans. Il leur faudra plusieurs jours pour retrouver leur état normal…

Le roi revient en 1461. Touché par l’âge, il propose quelques promenades tranquilles. Ce jour-là, Jeanne et lui passent à Notre-Dame, monastère en ruines au bord du Saint-Pierre. Au retour, par Font de Garach, le soleil descend derrière l’église Sainte-Marie. L’inspiration gagne René : « Les saints Ecrits le disent : Le soleil se couche à l’église, et notre vie aussi. Au matin du Jugement, nous nous lèverons comme lui, ce sera le jour éternel, le paradis ».

Le lendemain, il appelle Jean le Prieur, son valet écrivain, qui l’a aidé dans ses écrits précédents. « Jean, je veux une pastorale, l’histoire en vers de mon bonheur. Penses aux bords de la Loire, mets les fleurs de Gardanne, les beaux jours de l’année, qu’on voit vache se traire, martin-pêcheur plonger ».

 

Ainsi naît Regnault et Jehanneton, l’un des meilleurs écrits de René (et de Jean le Prieur).

Le sujet : Un couple et un passant sont plongés dans la nature et dissertent sur l’amour.

C’est le printemps. Un pèlerin se désaltère à une source. Deux jeunes bergers, Regnault et Jehanneton, accompagnés de Briquet, un briard à poil long, sortent leur repas d’un panier et partagent le pain bis, le jambon, l’ail, un fromage et des noisettes.

Un couple de tourterelles se pose sur une branche voisine et offre à Regnault l’occasion de lancer le sujet : Cet oiseau aime tant la fidélité que parfois il en meurt, jamais femme n’en ferait autant !

René a épousé en secondes noces Jeanne de Laval en 1453, comtesse jeune, mais peu gracieuse, timide et de santé fragile. Pour espérer bâtir un vrai couple, René a créé une nouvelle devise (Per non per, la paire sans pareille), adopté le symbole d’un couple de colombes. Depuis, Jeanne s’est affirmée. Elle fréquente les seigneurs de son âge, gère, édicte des règles. Aucun soupçon n’est à avancer, mais René, grand amateur de femmes, exprime quelque jalousie.

Jehanneton se défend fort bien : « La colombe et elle, n’ont qu’un amour, premier et dernier, alors que le compagnon… » (premier fait allusion à la virginité de Jeanne, les points de suspension à la fréquentation des filles par René).

Regnault présente alors ses mérites : C’est lui qui a recherché Jehanneton, qui a quitté le troupeau, passé les monts secrètement pour le plaisant pays de France, lui qui a aimé !

L’année qui précéda le mariage, René commandait l’armée qui combattait en Italie contre Venise (le troupeau). Joué par les trahisons, il démissionna, passa les Alpes en plein hiver, atteignit Aix désespéré. Pour le sortir de sa torpeur, son entourage lui suggéra le mariage. Il se proposa à Jeanne. Il enjolive ici en laissant penser qu’il était rentré tout exprès d’Italie, ayant vu le portrait de Jeanne. Jehanneton ramène une fois de plus René à la pureté des intentions :

                        Mon doulx ami, mon gent pastour

                        Ame moi donc sans nul faulx tour.

Ils se trouvent égaux en mérites et s’en remettent au pèlerin pour trancher : La pureté du premier amour vaut-elle mieux que l’estime sécrétée par l’expérience et la raison ?

Prudent, l’homme renvoie son verdict au lendemain et va prier à la chapelle ruinée de Notre-Dame. Le jour suivant, le pèlerin ne se présente pas. Il a poursuivi sa route.

 

Le premier objectif du roman est politique. Qu’on se le dise dans les cours, René a quitté le troupeau d’Italie et franchi les Alpes, non par désertion (ce que lui reproche Charles VII), mais par amour pour Jeanne. Par amour toujours, il se consacre à présent au couple. Que les censeurs prennent modèle sur le sage pèlerin, qu’ils passent leur chemin, sans juger…

Ce pèlerin est en effet la vie. Le Jugement est réservé à Dieu.

Le remariage une fois magnifié, la rupture avec la cour affichée, le second objectif est de rendre hommage à la nature. La verdure frémit, l’eau chuchote, les cailles s’envolent, les oiseaux s’activent, le crépuscule flamboie, des chevreuils paissent dans un carré de blé.

                                   Le merle mauvais, le pinson

                                   Recordent bien leur leçon.

                                   Les mouchettes, le grésillon

                                   La cigale et le papillon

                                   Et l’avette qu’a l’aiguillon   (l’abeille)

                                   La sincelle et le moucheron…           (le cousin)

                                   D’autre part, dedans le bouillon

                                   Chante le petit grenouillon.

Les bergers entendent Regnault et Jehanneton chanter dalalo, approchent, et entament une danse sous les saules. Les bords du Saint-Pierre sont peuplés de chênes et de saules argentés. Voici le labour et la promesse du froment :

                                   Leurs bœufs, lesquels vont tout bel charruant

                                   La terre grasse, qui le bon froment rent

                                   En ce point ils les vont rescriant

                                               Selon leur nom

                                   A l’un Fauveau et à l’autre Grison

                                   Brunet, Blanchet, Blondeau ou Compagnon

                                   Puis les touchent tel fois de l’aiguillon

                                               Pour avancer.

Le registre du domaine contient les mêmes noms, ce qui confirme l’apport de Gardanne dans cette création, à côté probablement de Pertuis et de Pérignane.

On peut cantonner la lecture de Regnault et Jehanneton à l’hypocrisie de rois voulant jouer au cœur simple, à l’artifice de seigneurs voraces jouant au berger, à des dames sophistiquées se complaisant en simples bergères (Louis d’Orléans et Isabeau de Bavière).

Cette pastorale cède au goût facile, et nombre de ses 3000 vers sont bâclés. Mais les meilleurs d’entre eux ont le son de François Villon. Le grand poète venait d’être le valet de René et l’ami de Jean le Prieur pendant 6 mois. Attentifs au geste paysan, ces vers croquent l’individu, notent les choses intimes, sourient à l’union de l’homme et de la nature.

René rivalisait en poésie avec le prince Charles d’Orléans, qui ouvrait lui aussi son cœur à la nature, mais de façon intellectuelle. Jean le Prieur, qui n’avait pas le même statut, s’exprime plus gaillardement et donne une plus grande place à l’homme.

 

La fraîcheur de ces inventions doit quelque chose à la proximité des métayers, au magnifique vallon champêtre de Notre-Dame, aux moments heureux que Jeanne y vivait. René a dirigé la justification politique, le thème de la philosophie du bonheur et l’éloge de la modération. Il a chargé son valet et ami Barthélemy d’Eyck, immense peintre, de réaliser les enluminures, comme quoi il attachait de l’importance à cet écrit. Par malheur, l’original est perdu et la copie de la BNR de Moscou est médiocre.

Un siècle plus tard, la Renaissance partait dans le sens opposé : La nature est à conquérir, l’humanisme est la soif de connaissances, l’intolérance se soigne par la guerre etc. Les écrits et les œuvres d’art de René passent pour le radotage d’un roi vaincu.

 

 

 

L’art d’informer

 

Pierre le Meuvre était le concierge du logis du roi René (place Ferrer, Gardanne). Ne croyez-pas à une sinécure. Il devait tout savoir, et tout rapporter à Aix. Un vrai métier de concierge.

René était impatient. Il voulait réussir ses nouvelles cultures, ramenées de Naples 30 ans auparavant. L’artichaut, la pastèque, un melon, le safran, le raisin muscat, avaient pris et l’inclinaient à sa bonne humeur. L’olivier repartait, les bartavelles proliféraient.

Mais l’échec et la perte d’argent, choses endémiques dans sa ferme, le rendaient morose et désagréable. « Je suis mal servi », accusait-il. La mort des cannes à sucre et des citronniers, l’inadaptation des moutons noirs, l’envol des oies (on les volait), la trop rare ponte des poules d’Inde, le manque le blé, la médiocrité du vin, avaient dû être avoués à ce vieillard de plus en plus blasé. Il avait condamné à mort un criminel à Gardanne et un blasphémateur à Aix, chose qu’il n’avait jamais ordonné auparavant.

Pierre le Meuvre se réfugiait sur quelques valeurs sûres. Le beurre d’abord. Le roi refusant l’huile et le saindoux, sa cuisine était au beurre toute l’année. Il avait fait venir 6 vaches et deux taureaux d’Anjou, plus une barate, plus l’abeuradou, le fabricant, Nicolas Gienot. Le Grand pré (bd Forbin) donnait une bonne herbe toute l’année, et les vaches y prospéraient. Les blets (betteraves rouges) ensuite, dont on mangeait les feuilles. La racine souterraine ne valait que pour le mulet, car elle pouvait être satanique. On l’affublait d’une image moqueuse. A oun nas comé oun blet dé Gardana (il a le nez comme une betterave de Gardanne)... s’entendait dire l’ivrogne. Le bois de chauffage enfin, qui ne risquait pas de faire défaut. Le Meuvre s’en sortait toujours.

 

Cette année-là, une jument mourut. Le roi annonça la sentence :

  • « Celui qui me dirait que mon Angevine est morte serait pendu sur le coup ».

Notre concierge connaissait l’embonpoint de René, au physique comme au langage, et il ne s’inquiéta pas outre mesure. D’autant que le Pesquier abondait en carpes et en brochets, que les cochons de lait s’ébattaient dans le Claou (le clos).

Quelque temps après, une vache angevine meurt.

Il faut aller à Aix pour le compte-rendu mensuel. Pierre réfléchit, met l'habit noir et gris que René a prescrit, et part au palais. L’angoisse monte, car il doit aussi annoncer la maladie de Michaud, l’oiseleur, et le remplacement de plusieurs cordes, trop usées.

Porte Saint-Jean, rue du pont Moreau (rue Thiers), puis le palais.

Il doit attendre. René est allé voir son peintre, Nicolas Froment, qui travaille au Tryptique. Espérons qu’il rentrera satisfait.

Briquet, le chien frisé et blanc du roi arrive. René n’est pas loin.

 

- Ah, Le Meuvre, vous tombez bien, j’attendais des nouvelles …

            - Votre vache ne boit plus, sire...

            - Et alors, que fais-tu ?

            - Elle ne mange plus non plus...

            - Elle doit être bien malade...

            - Elle ne pisse même plus...

            - Voyons, si je comprends bien, ma vache est morte !

            - Sire, c'est vous qui l'avez dit...

René éclate de rire et prend Pierre par la main :

- Mon compère, tu es bien fin !

 

 

 

Le rendez-vous avec son destin

 

Les Forbin, seigneurs de Gardanne depuis 57 ans, durent partager en héritages. Ils vendirent des parts à des alliés. Les d’Arbaud devinrent ainsi coseigneurs de Gardanne.

 

Esprit de Forbin, veuf de Madeleine de Villeneuve, est atteint par la peste. Il s’isole à Payannet et meurt en 1538. Il est enterré dans la chapelle Saint-Valentin, auprès de son épouse. Son fils François, seigneur de Gardanne, est sourd et muet, sous tutelle de son grand oncle Charles. En 1539, on lui fait vendre des droits à des familles alliées, les Villeneuve et les d’Arbaud. Il meurt à 18 ans en 1548, ses cadets frère et sœur étant morts avant lui.

 

Honoré d’Arbaud a acheté. Son père est seigneur de Bargemon et de Callas.

En 1554, Honoré s’offre une charge d’avocat à la cour des comptes Les charges étant transmissibles, son fils et son petit-fils sont tout aussi seigneurs et tout aussi avocats.

Mais ce n’est plus vrai pour l’arrière petit-fils, Jacques 1644-1682. D’une part, en 1673 Gardanne rachète les droits seigneuriaux. Le ci-devant Jacques est toujours propriétaire, mais sans privilèges. D’autre part, il épouse en la chapelle Saint-Sébastien Marguerite Maurel du Chaffaut, propriétaire de Jouques (1674). C’est le départ de la grande famille provençale des d’Arbaud-Jouques. Pour l’instant, à Gardanne, les choses s’enveniment, la Commune ne pouvant payer le rachat. La colère de Jacques n’a d’égal que celle des Forbin et des Gautier. Il fait enclore sa bastide (où se situe l’actuelle mairie), ce qui condamne tout contournement par l’Est du Captivel. Si vous voulez aller à Trets, montez la Pousterle ! Outre le Saint-Pierre, des portions de murs sont encore visibles aujourd’hui (clos Raynaud).

Son aîné André Elzéar 1676-1744 est Conseiller au Parlement. Il construit le splendide hôtel d’Arbaud-Jouques au 19, cours Mirabeau. Dans ce palais sont élevés ses petits-fils. Blache, le cadet, fera carrière en Martinique. Nous voici arrivés à l’aîné, André 1737-1793.

 

En 1768, il épouse Marie Thérèse Milan Forbin de Mison. Cette branche Forbin descend de Palamède, comte de Provence, alors que les Forbin de Gardanne descendent de Jacques, son frère cadet. Peu importe, les diverses branches des Forbin sont très liées.

André devient Président à mortier au Parlement. En 1789, il est élu député de la Noblesse aux Etats généraux, comme Monseigneur de Boigelin pour le Clergé, Mirabeau et Bouche pour le Tiers Etat. Il défend les privilèges avec zèle, sachant ce qu’il leur doit.

Mirabeau est le chat de cette souris. La nuit du 4 août 1789 est pire qu’une défaite, c’est une condamnation personnelle.

La Constituante dissoute, André ne se représente pas. Il se sent mal aimé à Aix.

Le 12 décembre 1790, Pascalis, La Roquette, puis Guiramand, ses amis du parti des Emigrés, sont pendus devant chez lui. Il est persuadé qu’il faut fuir. Son ami Gaspard de Forbin la Barben partage ses craintes. Dans l’affolement, ils décident de se retirer à Lyon.

Ils partent immédiatement. André laisse son épouse et son fils (Charles 1769-1849), alors que Gaspard amène ses deux aînés avec lui, Claude, 23 ans et Auguste 14 ans.

Le choix de Lyon est dicté par deux impératifs : Ne plus être en Provence, se perdre dans une grande ville. Ils se font passer pour des commanditaires, parlent de soie et de tissus, nouent des liens. Auguste, qui veut devenir peintre, prend des cours chez Boissieu.

 

Quand Lyon se révolte contre la Convention, nos hommes tombent le masque, poussent à la guerre contre Paris. Fouché et Collot d’Herbois sont envoyés en mission pour réprimer la Réaction. Ils emploient une manière qui va s’appeler la Terreur. On tire sur la foule, on guillotine. Nos quatre Aixois sont arrêtés et vite jugés. Auguste est gracié, trop jeune et trop artiste. Les trois autres sont guillotinés le lendemain, sous le regard d’Auguste. Aucune exécution à Aix (1793).

Le destin avait rejoint André, Gaspard et Claude. Un autre commençait pour Auguste.

Il part pour Paris et devient l’élève de David. Riche, beau et blond, il abandonne vite son épouse et ses pinceaux, qui sont de véritables boulets pour qui veut s’élever dans l’Empire.

La suite démontre la justesse de ce point de vue. En 1805, il rencontre Pauline Borghèse, sœur de Napoléon, libre elle aussi. Leur liaison est le best-seller des chroniques de ce temps. L’empereur fait un chambellan de notre amoureux.

S’élever par les femmes, certes, mais se protéger par les hommes aussi … En 1806, en son hôtel Forbin du cours Mirabeau, Auguste reçoit le gotha de l’époque. Pauline est là. Le duc d’Otrante, qui a été invité, arrive. Ce duc n’est autre que Fouché, reconverti en policier de Napoléon. Comment Auguste va-t-il l’accueillir ?

- C’est un homme riche, honnête et valeureux, déclare-t-il à l’entour, et il lui tend la main.

 Malgré ces louables efforts, Pauline le plaque en 1807. Il est contraint de partir à l’armée, de faire les campagnes du Portugal, de l’Espagne, de l’Allemagne.

Et puis non, ceci n’est pas son destin ! En 1810, il s’efface et se remet à la peinture.

En 1816, il devient directeur des Musées Royaux. Il s’honore à ce poste en soutenant les peintres romantiques, en achetant en 1819 l’immense tableau du Radeau de la Méduse, si décrié, puis plus tard La barque de Dante, de Delacroix. Le Louvre lui doit beaucoup.

 

Ni politique, ni dandy, ni militaire, Auguste était simplement un fin amateur d’art !

 

 

 

Claire attendait

 

Le 25 février 1743, Jacques Gras, fils de Joseph et de Françoise Baret, épousa Marianne Vaussan, de Joseph et Anne Rubon, devant le bon curé David. Il ne se doutait pas de l’histoire qu’il déclenchait.

 

Jacques, 26 ans, avait une sœur d’adoption surnommée Claire, 16 ans. A cette époque, de nombreux nouveau-nés étaient abandonnés à la porte des églises. A Marseille, on en comptait plus de 400 par an sur le seul parvis de l’Hôtel-Dieu. On plaçait ces bébés chez les familles qui les acceptaient moyennant une rémunération. Village pauvre, Gardanne en prenait entre 5 et 10 par an. L’Hôtel-Dieu en récupérait certains, vers l’âge de 8 ans, pour les éduquer. Sinon, il y avait adoption ou création d’un nouveau patronyme. Souvent, le nom de Blanc était attribué, pour dire pur, enfant du Bon Dieu. Joseph avait adopté l’enfant sous le nom de Claire Gras, Claire marquant aussi la pureté.

 

Jusque là, Claire s’était montrée distante, pour ne pas dire bouchée. Elle exécutait les tâches, mais n’intervenait en rien dans les échanges, que ce soit par un mot ou par un sourire, peut-être parce que l’on ne le lui demandait pas. Beaucoup la disaient simplette, et il était difficile de défendre le contraire. Elle avait perdu son soutien quand Joseph était mort.

Le jour du mariage de son frère, Claire déclara : « Je vais me marier et partir ». Ce programme avait une logique : Les épouses vont vivre chez les époux. Mais sa partie absurde recouvrait tout : Qui voudrait de Claire ? Aucune famille ne jetterait le moindre regard sur cet enfant sans rien, bourse et cerveau réunis. Françoise le savait bien et se désespérait.

 

Le lendemain, à la même heure, Claire monta à l’église, et là, sur le parvis, transie de froid, piétinant pour se chauffer, elle attendit. Elle recommença les jours suivants, de sorte que le curé David l’aborda. « J’attends mon mari » expliqua Claire. Même réponse tout le long de mars, que ce soit aux prêtres Carnaud ou Macquan, à frère Jean Deleuil, ermite de la chapelle Saint-Baudile, ou à monsieur Joseph Car, recteur de la confrérie du Rosaire.

Jacques était passé des explications aux menaces, sans succès. Comme elle continuait à assurer les travaux qu’on lui dictait, sauf entre 9 et 10, où elle allait attendre, les femmes de la maisonnée émirent une sentence définitive : Laissez-là faire, elle finira bien par comprendre !

 

Silhouette blonde et maigre plantée comme un arbre, regard perdu, absente aux attentions des passants, elle attendait, qu’il pleuve ou qu’il vente. Le printemps passa, puis l’été. Maintenant, elle oscillait d’un pied à l’autre, comme les bêtes des montreurs d’ours.

La gens gardannaise alourdissait son jugement. De fadade, elle rétrograda au rang de madue (de stupide au rang de folle). On plaignit la maisonnée Gras.

Les choses empirèrent l’année suivante. Quand le garde champêtre fut chargé de la saisir, elle sauta le muret sud et tomba dans le vide. Les branches la sauvèrent mais la punirent de fortes écorchures. Blessée, elle était tout de même là le lendemain. Vers décembre, elle tenta de se pendre, à côté de l’âne, mais sa maladresse enraya l’intention.

 

Le 8 mai 1745, Toussaint Astier, le postier (le conducteur de la male poste), arriva de Marseille vers 10 h. Un homme habillé comme les marins descendit et demanda l’église. Dès qu’il atteignit le haut des escaliers, Claire ouvrit les bras et cria « Il est venu, c’est lui ! ».

L’homme s’était libéré de la chiourme et rentrait chez lui, à Barjols. On lui expliqua pourquoi Claire s’était jetée sur lui. Elle, racontait aussi, avec une maîtrise qu’on ne lui avait jamais connue. Chez Jacques, on régla l’affaire : Ils partirent ensembles vers Trets, et on ne les revit jamais.

 

 

 

Trois vies, une œuvre

 

 

Je suis la cuisine du château de Valabre, aménagée en août 1823, quand le marquis vint habiter ici. Bien obligé. Sa mère s’opposait si fort à son mariage qu’elle ne reçut jamais sa belle-fille dans son hôtel du 22, cours des carrosses (Mirabeau). Les appartements du château étaient vétustes et Françoise voulut du nouveau. C’est ainsi que j’ai été conçue.

Le couple (pour nous les novis) ne séjournait pas à temps complet, car ils louaient aussi à Aix, au 24, rue d’Orbitelle. Le marquis Alphonse était franc-maçon et fréquentait les Orléanistes. Il avait besoin d’une certaine présence à Aix, pour les travaux de l’esprit. Raison supplémentaire d’être haï par les Conservateurs, après avoir épousé une roturière et après avoir été dans la garde de Napoléon.

En 1834, nous ne les avons plus vus. Henriette, la marquise mère, était morte, à l’âge de 72 ans. Alphonse et Françoise s’étaient alors précipités dans l’hôtel du cours.

Aux Trois glorieuses de 1830, les Orléanistes avaient triomphé et ils s’adonnaient depuis à d’interminables banquets. Alphonse y fréquentait le recteur d’académie Defougères, le brillant docteur Joseph Goyrand, le procureur général Toussaint Borély, Antoine Aude, maire d’Aix de 1835 à 1848, parfois Marius Granet et Toussaint Emeric-David, Adolphe Thiers, ministre, Auguste Mignet, académicien, lorsque ceux-ci étaient de passage.

 

Puis quelque chose se passa. Les Gueidan ont quitté Aix pour Valabre. Alphonse avait gagné en tour de taille, Françoise avait gagné en autorité. Ils arrivaient avec une armée de domestiques et un ami, Louis Jules Lemercier de Maisoncelle de Richemont. La cuisine n’a pas eu le fin mot de l’histoire. Fallait-il demander à la chambre ? Certains ont avancé les dates de naissance : Alphonse 1783, Françoise 1797, Jules 1802.

J’ai beaucoup servi, de par le monde à nourrir. Outre les visiteurs, Marie, domestique, Louis et Augustine Jacquemus employés, Jean-Baptiste Armand jardinier, son épouse Baptistine Blanc, leurs enfants Pierre, Marie et Rose. Jean-Baptiste Audibert, métayer, son épouse Marie, leurs enfants François, Paul, Joseph, Marie et Rosalie, habitaient la bastide. Personne de Gardanne. Et il en arrivait de plus en plus : Constant Perraud et son épouse, Joseph Berton, Marius Amalbert, la cuisinière Marie Imbert, la femme de chambre Augustine Blanc, le berger Auguste Blanc.

La marquise changeait souvent de domestiques, mais elle les congédiait avec un pécule.

Avec 1848, Alphonse et Jules décident de suivre les évènements depuis Aix. Ils partent mener grand train au 22, sur le cours, jusqu’à ce qu’Alphonse donne des signes de fatigue. On préfère alors revenir à Valabre, cette fois définitivement. Françoise est flanquée de sa famille (son frère, sa mère et son oncle), de 4 domestiques (Françoise Barrol, Marguerite Perron, cuisinière et sa sœur Augustine), de Joseph Berton, des jardiniers (Théophile et Louis Cayol), plus du garde. Ce dernier, pour une fois, est de Gardanne. Il s’agit de Ferdinand Barthélemy, de son épouse Baptistine Deleuil, et de leurs 4 enfants. Vient aussi un peintre (Honoré Charles Sardou) pour réaliser les portraits de Françoise, d’Alphonse et de Jules. Ce sont bien eux, avec leur caractère. {ces pastels sont à l’école d’agriculture}

Le marquis s’est éteint ici, en août 1853. On l’a pleuré. Il est parti aux Cordeliers dans le tombeau de ses ancêtres. A cette époque, il était question de cimetière, parce qu’à Gardanne ce lieu était des plus malcommodes. La marquise a vendu son terrain du Captivel afin que l’on ouvre un lieu décent pour les sépultures. Il faut dire que Valabre venait de se tourner vers Gardanne. Le meilleur ami de Monsieur Jules, Toussaint Borély, retiré des affaires de justice, était fermier à la Porcelle, et très influent à la mairie. L’ancien maire Jean Baptiste Girard formait avec eux le triumvir des parties de chasse et des conseillers du maire, Paul Escoffier.

Ce fut le temps le plus heureux de la cuisine. La chasse ramenait faisans, lapins, lièvres, grives. Les agneaux et les chevreaux du domaine étaient succulents. Le Montaiguet donnait des champignons. Ferdinand Maurel vendait des fruits confits et du nougat. Le vin de Palette arrosait le tout, plus le vin cuit concocté par Marius Aude lui-même, à Langesse.

En 1861, Françoise avait conservé Françoise Barrol, Marguerite Perron et Théophile Cayol, plus Augustine Blanc, l’enfant trouvée. Il arriva François, Jean et Fortuné Piton, le jardinier Pierre Bonnieux et son épouse, le garde Benjamin Touche et son épouse. Une idée du cœur de la marquise vous est donnée par le cas du garde Ferdinand Barthélemy. Ses beaux-parents étant âgés, Françoise avait accepté qu’ils viennent vivre au château. Joseph mourut en 1856 et Madeleine en 1859. Alors, Ferdinand désira partir. Elle lui offrit un petit don, sous le regard bienveillant de Jules.

Le 28 novembre 1863, la cuisine fut chargée d’un bon repas. Jules et Françoise se mariaient incognito, au château, sans cérémonie religieuse. Les amis Borély et Girard étaient les témoins, le maire François Deleuil l’officier. D’habitude, les riches font des alliances financières. Et là, pas question d’argent ni de titre. Certains y virent amant et maîtresse … Je crois plutôt qu’il y avait entente morale, et que le mariage permettait au dernier vivant d’appliquer les résolutions.

 

Le couple a su vieillir ensemble, promenant dans les bois, appréciant par dessus tout la chênaie. La marquise s’occupait de nous, intérieur du château, respectant tableaux et meubles des Gueidan. Monsieur Jules suivait les affaires de Gardanne. Il accepta le poste de maire en 1872-73, suivant Borély et Thiers dans leur espoir pour une République. Il donna son terrain des Captivaux, où l’on plaça le 2ième cimetière. Il offrit les murs, la grille d’entrée et le monument aux Bienfaiteurs des pauvres.

 

Le domaine était bien tenu. Il fut équipé de la première charrue Dombasle. Les paysans venaient apprendre à faire le premier sillon, qu’il faut tracer droit.

 

La marquise est morte le 15 mars 1882. Monsieur Jules l’a suivie deux mois après. Qu’allait devenir tout cela, cet amour de la nature et des gens ? Le testament de 1880 a tout arrangé. La partie aixoise est allée à Aix, la partie Valabre, une terre et des alpages à Gardanne. Chaque employé a reçu un legs. On a remarqué le peu de générosité envers l’Eglise et le choix du caveau à Gardanne, pour se démarquer de la belle-mère intransigeante.

Les dons à Gardanne sont « destinés à assurer la fondation et le fonctionnement d’un établissement public qui prendra le nom d’Institut Agronomique de Valabre … La destination exige que les grands arbres soient respectés … ». Ces gens étaient devenus des citoyens à

travers un siècle égoïste. Je l’avais compris depuis que Monsieur, au lendemain de son mariage, avait indiqué : « Sauf exception, il n’y a ici qu’un seul menu pour tous ».

 

Dans quoi nous ont-ils lancés ! Soixante bouches à nourrir, autant à faire coucher, dans le château, dès 1884. Sans enfants, Alphonse et Françoise en ont aujourd’hui plus que les autres, tous ceux de l’Ecole … Jules a laissé sa patte dans l’équilibre des apports financiers. Il a ajouté 20 000 F de sa propre bourse pour la construction du pont de la Pousterle, réalisé en 1885, ce qui permit d’aller de l’église au cimetière sans les affres de la tranchée.

 

Au fourneau, on s’interrogeait sur cette curieuse histoire. Le marquis a dédié sa vie et sa fortune à son épouse, de leur rencontre à sa mort. Certains disent que Françoise est arrivée à ses fins, mais tous reconnaissent qu’elle respectait son mari, vivant ou mort. L’énigme, c’est Monsieur Jules. Ce riche planteur de la Martinique, père de 3 enfants, débarque à Paris puis à Aix sans raison apparente. Ou plutôt pour une raison cachée : Fils de colon, il applaudit l’interdiction de l’esclavage, mais se voit vilipendé quand Napoléon le rétablit. Il part donc au pays des Lumières, en métropole. Il s’incruste pendant 30 ans chez les Gueidan. Coup de foudre ? Solidarité politique avec Alphonse ? En tout cas, le marquis ne mit jamais en cause cette vie à trois … Le mariage final éclaire peut-être une partie des choses : Il est fait pour les notaires, pour appliquer les volontés mises au point par Alphonse, Françoise et Jules : Destiner l’arrogante fortune aux citoyens, à la modernité et au respect de la nature. Le tout pensé dès 1850 ! Un chef-d’œuvre.

 

 

 

Le sort des Ricard

 

Le 25 avril 1854 à Eguilles, le cultivateur Louis Ricard, 33 ans, épouse Marie Virginie Viguier, 26 ans, elle aussi fille de cultivateur. Alliance sans surprise de petits propriétaires, âges normaux. Mais à la campagne, les femmes ne portent pas le corset, et le curé n’a pas voulu voir l’embonpoint de Virginie. Car elle accouche un mois après, jour pour jour, de Marie Elodie. C’est le début d’une série de 8 enfants, qui deviendront tous adultes.

 

Elodie 1854                Auguste 1855             Emile 1857                 Léon 1859

Irma 1862                   Rose 1865                  Jules 1867                  Anaïs 1869

 

Les grands-parents meurent, puis le père (1873) puis la mère (1874). L’orphelinat semble être la seule issue pour les 4 plus jeunes. Auguste dit à Elodie : « Si tu te sens de les élever, je me sens de les nourrir ». Parce que l’on gagne plus à la mine qu’à la campagne, la fratrie part à Gardanne. Auguste trouve un cabanon au chemin d’Aix. La nichée s’y entasse, le temps de louer 2 pièces dans une ferme de Payannet.

A la Félicie, faut travailler dur, car tu es payé au charbon sorti. C’est à plus de 5 km, mais Auguste n’y manque pas un seul jour, dimanches compris. Emile et Léon se louent dans les champs. Elodie a la charge du foyer. Sa tâche est si dure qu’à 25 ans elle « fait 10 ans de plus ». Elle tient tout son monde propre, correctement habillé et en bonne santé. La population, pourtant habituée au courage, estime cette maisonnée.

 

Mais la promiscuité entre 8 adultes, 4 hommes et 4 femmes, devient insupportable. A un moment, l’oiseau quitte le nid. Fonder un foyer, gagner son indépendance, devient le rêve de chacun, sans rompre l’attachement, comme le montrera le choix des prénoms des enfants.

La course au mariage s’ouvre donc. Seul Auguste, qui a trop donné pour repartir vers une autre intimité, n’envisage rien. Les 7 autres se précipitent.

Le 23 avril 1880, Marie Deleuil, 20 ans, couturière, qui habite chez ses parents à la Pousterle (rue Pasteur), met au monde un enfant prénommé Jules, né de père inconnu. Le 25 juin, Léon Ricard épouse Marie et reconnaît l’enfant.

Irma se marie à Louis Sault, métayer au quartier de Rambert, alors qu’elle est encore mineure (1882). L’accord de son tuteur, Emile, est jugé suffisant.

Elodie épouse Baptistin Imbert, mineur, le 29 août 1883. Il était temps. Elle accouche le 31 octobre d’un garçon prénommé Auguste.

La même année, le 25 octobre, Emile convole en justes noces Marie Bernard née en 1860 aux Pennes et habitant à Bon pertuis. Le délai avec l’accouchement est ici de plus de 5 mois, Louise naissant le 8 avril 1884.

En 1885, Rose, encore mineure, veut épouser Elisée Poussel. Le juge Pierre Valloubière réunit le conseil de famille le 6 février. Le mariage a lieu le 10. Paul Poussel naîtra plus de 9 mois après, le 27 novembre.

Comme ses sœurs Irma et Rose, la cadette Anaïs se marie à 20 ans, fin janvier 1889, à Louis Goulet, maçon. Une fille, Louise, naît dès le 10 mai 1889.

 

Sur 6 mariages, les Ricard ont agi dans 4 cas comme leurs parents, avec anticipation. La chose est trop mal vue à l’époque pour ne pas effacer le crédit qu’avaient ces enfants de la misère. Ils ont réalisés des mariages selon leur propre choix, et sont à nos yeux très modernes, alors qu’ils passent pour des pécheurs ignorants à leur époque.

 

Elodie épouse Auguste Imbert, maçon, en 1883 et va vivre rue de l’Accord. Les maires viennent de lancer la construction de fontaines et de lavoirs. Alors qu’elle bichonne ses 2 enfants, Auguste (né en 83) et Léon, elle devient veuve dès l’an 1887 et perd Léon peu après. Elle habite avec Auguste traverse de Pipa (4, rue Viala) et lave pour les autres. Matin comme après-midi, elle part au lavoir du pont de Péton, sa brouette chargée de la caisse et d’une banaste de linge, plus la pièce bien séchée de savon de Marseille. En 1906, elle habite rue Kruger et Auguste est forgeron à la mine. L’attention sociale lui vaut une offre de la part de l’Ecole d’Agriculture : Le poste de lingère. Elle part habiter le château avec son fils, lave et repasse pour tout le personnel. Auguste se marie en 1910 à Hélène Turcan, du Puy Ste Réparade, et part à la guerre le matin du 2 août 1914. Elodie, comme toutes les femmes de Gardanne, est à la gare, sans trop d’inquiétude. On va parader. Mais dès fin août, les annonces de décès se multiplient. Auguste est tué en 1915, laissant un fils, Momon Imbert. Dans la folie de l’après-guerre, Momon fréquente le milieu marseillais. Il est assassiné à Paris à l’âge de 32 ans. Riche de ses seuls souvenirs et de la pension de guerre, Elodie loue au 12, rue Kruger, 2 pièces au loyer modique. Sa sœur Irma finira par la rejoindre, et les rares visiteurs garderont l’image de ces 2 femmes en noir, dans le noir, économisant le pétrole, dans le silence pour économiser l’important.

 

Auguste quitte la mine en 1890, fourbu par 16 années de bagne, car Ernest Biver était un tyran. Il s’installe Grand rue (44, rue Puget) et vend des étoffes, mais l’affaire périclite. Il est alors journalier, chez Avon ou Decome. Revenu sauf de la guerre mais pas tout à fait sain, il prend froid en 1925 et rentre à l’hospice, où il meurt 2 mois après. Comme Elodie, Auguste, dans sa façon simple et modeste, est un héros.

 

Emile était le plus lettré de ces enfants qui n’eurent ni parents ni école. Marié à Marie Bernard en 1883, il habite rue Pasteur et se fait mineur. A 5 h du matin, des portes s’ouvrent et distillent, un à un, des hommes qui se regroupent et partent vers Saint-Baudile et Camp Jusiou, avant de descendre les 135 m d’escaliers de la Félicie. Bien que bon mineur, Emile préfère quitter Gardanne en 1907, avec sa femme et son fils Paul, pour s’occuper d’un octroi à Aix. Son aînée Louise s’était mariée en 1903 à Marius Michel, de Belcodène. Veuve, elle se remariera à son beau-frère Célestin. Paul sera aixois.

 

Léon est resté un paysan dans l’âme. Il a été métayer ici ou là, cherchant sa voie, à Payannet, à Rambert, à Roman, aux Molx. Sa fille Rose épouse un Gautier et reçoit une peau entière de renard en cadeau de mariage. Léon déménage alors à Saint-Cannat, avec son épouse Marie Deleuil et 3 enfants restants, Jules, Augustine et Anaïs. Jules avait conduit le bogey du directeur de la mine. Il le prenait au 29, avenue de Toulon, pour le monter à Saint-Pierre. Il s’est marié à Saint-Cannat. Cet homme mettait de l’élégance en tout. Personne ne savait comme lui sculpter une canne, aménager un jardin, amener un sourire dans un repas de famille. Il eut 2 filles qui devinrent reines de beauté. L’œil alerte et doux, Jules atteignit 94 ans. Pendant 30 ans, les parents de Gardanne allèrent avec la charrette une fois par an à Saint-Cannat, en passant par Eguilles, ceux de Saint-Cannat rendant la visite pour Pentecôte. 

Les frères Alphonse et Robert Deleuil, qui furent maires de Gardanne en 1911-14 et 1919-29, étaient les cousins germains de Marie.

 

Jules partit se marier à Rousset, où il fonda une famille heureuse. Il mourut en 1945.

 

Irma épousa Louis Auguste Sault (prononcer sol), un métayer du quartier de Rambert né en 1859. La ferme donnait sur le petit chemin d’Aix, entre ceux de Rambert et de Roman. Louis, comme son père Calixte, faisait le pain pour ces quartiers isolés. Dans ses vieux jours, Irma se souvenait. En 1886, ils étaient montés jusqu’à la croix de Sainte-Victoire, parce que c’était le curé Jean-Joseph Meissonnier qui l’avait faite installer. En 1902, était passé le premier avion, sur la plaine de Payannet, comme un aigle. Quelle émotion ! Elle crut enfin Louis, qui était revenu de Marseille en prétendant que là-bas des voitures avançaient sans cheval (le trolley). Les vélocipèdes existaient depuis sa naissance, mais en cette même année 1902, on avait découvert deux jeunes filles à vélo, les sœurs Bossy. Elle avait ouvert une épicerie, rue Puget, comme beaucoup de petits paysans. Pour Pentecôte, les Sault et les Ricard montaient manger la côtelette sur le Montaiguet. Au 15 août, ils faisaient le pèlerinage de Notre-Dame des Anges. Et puis, ce devait être en 1893, Monsieur leur voisin, Joseph Léon Barrême, 71 ans, avoué de première instance, était mort d’une attaque, à 10 h du matin dans le bureau de la justice de paix de Gardanne. La bastide de son beau-père Fortuné Hermitte prit son nom, et le quartier aussi.

Irma était devenue veuve dès avant 1914, et sans enfant. Elle se retira rue de François. Vieille, elle rendait visite à sa sœur Elodie, au 12, rue Kruger. Toutes deux moururent vers 1940, et allèrent ensembles, avec Momon.

 

Rose se plaça bien, en épousant un propriétaire du quartier de Payannet, Elisée Poussel, né en 1860, et dont la ferme était au petit chemin d’Aix. Mais l’inverse n’était pas vrai, et Elisée dut payer cette mésalliance en allant vivre jusqu’en 1887 rue de François. Rose comprit rapidement pourquoi son mari était surnommé le Mérigou, c’est-à-dire le bélier qui fonce tête baissée. Il n’était pas commode, et ce n’est pas la construction des 2 lignes de chemin de fer à travers ses terres (Marseille-Carnoules en 1877 puis Gardanne-Aix en 1881), qui était de nature à adoucir son caractère. Les femmes n’ont pas leur mot à dire. Elle partagea le sort de sa belle-mère, Joséphine Blanc, qui vivait à côté, car la ferme était double. Son fils Paul tira du père et du grand-père, mais reçut le jovial surnom de Pipette, car sa pipe courbée était souvent à son menton. Ses 2 filles (Augusta 1889 et Virginie 1893) n’avaient qu’à filer doux. Augusta se maria à 20 ans avec François Astier, cultivateur propriétaire à Saint-André.

 

 

 

 

 

Sauvée ! Mais Virginie hérita de la façon Ricard et tomba en ceinte à 24 ans. Quand l’amoureux vint proposer réparation, il fut éconduit par le Mérigou en fureur. Fille-mère, honte du clan, Virginie fut interdite de ville, d’autant que ses parents avaient ouvert une épicerie au bas de la rue Suffren (plus tard Dépétris). Rose fut veuve en 1931. Paul tenait la ferme, Augusta, très tôt veuve, s’était remariée à Célestin Maurel (angle Suffren / Cadenel) et on avait arrangé un mariage pour Virginie. Rose vint habiter chez Augusta. Mais voyant la vie gâchée de Virginie, elle se pendit en 1944, à 79 ans.

 

Photo des Ricard en 1884, à l’occasion des 30 ans d’Elodie. Placés par rang d’âge

         Auguste 1855             Emile 1857                   Léon 1859            Jules 1867

         Elodie 1854                Irma 1862          Rose 1865               Anaïs 1869

 

Cette photo anonyme pourrait provenir de François Deleuil, un Gardannais qui était photographe professionnel à Paris, mais qui venait souvent à Gardanne en 84-86.

Les filles sont habillées à l’identique, les garçons aussi. Le photographe fait tenir une cigarette aux garçons (c’est la tradition), et un bouquet de violettes aux filles.

Qu’ils soient mariés ou pas, tous désirent graver cette image de la fratrie, preuve du succès collectif des 10 années écoulées où ils ont dû s’élever seuls.

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Anaïs, la petite dernière, tira le meilleur numéro. Dans l’urgence du mariage avec Louis Goulet, elle alla vivre chez ses beaux-parents, Grand rue. Joseph Goulet était maçon avec ses frères Alfred et Martial. Louis était menuisier et maçon. Les affaires marchaient bien. Dès 1893, ils purent s’installer chez eux, dans une maison construite par les Goulet, bd de la gare (29, bd Carnot). Bientôt, ils participeraient à la construction de l’église. Anaïs, rondouillette et souriante, reçut le surnom de Goulette. Elle ouvrit ce que l’on appelle aujourd’hui un bar, et devint donc limonadière. Sa fille Léonie 1889-1950 épousa en 1911 Joseph Armelin. Son fils Jules 1894-1968, fonctionnaire aussi petit et rond que maman, se maria et vécut à Marseille. Veuf, il rentra à Gardanne comme secrétaire de mairie sous Victor Savine. Il se remaria en 1941 à Simone Allemand, et fut nommé maire de Gardanne sous l’occupation (1941-44). Bien que très surveillé par les Allemands, il fit de son mieux pour épargner ses administrés, y compris les Résistants. Il se retira sitôt la Libération arrivée.

Anaïs aida tante Imbert et tante Sault à éviter l’extrême misère et le désespoir.

 

 

 

Poursuivi par les mariages

 

 

André Car naît en 1798 de Joseph Car et de Marie Courdurier, mariés en 1792.

Il devient fournier (mitron) du four communal, place de l’hôtel de ville.

Ce four, attribué au mieux disant, est tenu par Louis Antoine Vaussan (nommé maire en 1818-1820) et par son fils Antoine Vaussan 1785-1874.

L’ouvrier André Car est la coqueluche des filles. Il est au four, et plus encore au moulin, c'est-à-dire dans les bois avec une amoureuse, derrière les 3 moulins à vent, sur la colline.

 

Marie Madeleine Vespier, fille de Joseph et d’Anne Fabre, tombe en ceinte. Le mariage se fait hors de Gardanne. Marie meurt sitôt après, le 2 février 1826, en couches.

Notre coq se remarie aussitôt avec Elisabeth Deleuil, le 10 mai 1826. Là, 8 ans se passent, avec production de 4 enfants, mais en avril 1834, Elisabeth décède.

Deux ans plus tard, André épouse Virginie Pélissier.

Il est à nouveau touché par le veuvage, le 31 décembre 1836.

Un remariage devrait suivre, mais une difficulté surgit. La nouvelle élue, la belle Rose Pontier, pourtant majeure, tient au consentement de ses parents, Louis Pontier et Madeleine Chabert, cultivateurs rue de la chapelle. A tous les repas, Louis sermonne sa fille : « Ne me parles plus de ton Dédé ! Tu ne seras bonne qu’à garder ses enfants, et tu le feras veuf une fois de plus ! ». Les scènes se multipliant, Rose demande à ses parents un acte notarié spécifiant qu’ils consentent au mariage. Le notaire Auguste Baret se déplace le 6 juillet 1837, en face de la chapelle. Louis Pontier refuse de signer : Il a déjà donné sa position à sa fille, il a fait entendre tous ses arguments : Il ne veut pas de ce mariage. Par contre, son épouse signe.

Le 7 août 1837, à 10 h du soir, le maire Jean Baptiste Girard marie André Car, boulanger, 39 ans, à Rose Pontier, tailleuse, 30 ans. Les parents de Rose assistent au mariage, pour ne pas étaler le conflit, mais ils refusent de signer, ce qui est sans effet.

L’affaire a le dénouement habituel : Rose meurt le 14 avril 1838.

 

Trois mois plus tard, notre toujours boulanger André s’est remarié à une autre Pélissier, Madeleine cette fois, veuve de Pierre Derrissard, de Saint-André. Elle a un enfant, Eugène, et lui en a trois : Jean Baptiste, Rosalie et Elisabeth.

Extrêmement vétuste, le four communal est détruit (1840).

André rebondit, devient métayer de Jean-Joseph Constans dit Guilleret, première maison à gauche avant Saint-André, dite plus tard maison Rosano. André devient quelque peu pionnier en la matière, car il produit des fruits et des légumes qu’il vend lui-même, dans un magasin de comestibles, Grand faubourg. Entreprenant sur plusieurs plans, notre André …

En juin 1849, Rosalie, fille d’André et de feue Elisabeth Deleuil, épouse Joseph Baudoin, de Payannet. Rosalie est mineure, André est « présent et consentant », mais il ne signe pas, alors qu’il sait écrire, et même bien. Joseph Baudoin et Rosalie vont habiter dans la maison neuve du ferblantier Lucien Capus, au 29, boulevard de la République (futur bd Forbin).

Puis nous perdons leur trace. Nous perdons aussi la trace d’André et celle de ses enfants Jean Baptiste, Elisabeth, et même Eugène, car tous ont migré vers l’Algérie, ce qui n’est pas rare à l’époque. Madeleine Pélissier se retrouve seule, au 29, Grand faubourg (faubourg de Gueidan), un temps avec sa sœur cadette, Marie Anne, veuve. Il n’y a pas eu divorce.

André en est donc resté à 5 mariages en France. Mais en Algérie, installé boulanger à Constantine, il s’est marié à 53 ans avec une fille originaire de Toulouse. Et de 6.

 

 

 

Le souvenir de Madame Provensal

 

Dans les années 1930, une vieille dame, la veuve Provensal, habitait quartier de la Gare, où se trouve aujourd’hui la route passant sous la voie ferrée. Elle invitait les enfants voisins à un gâteau de riz, et se plaisait à leur raconter un souvenir d’adolescente.

 

Après une cuillère de soupe bien lapée, le Père annonça : « Vous allez vous couchez tôt. On part demain à 7 heures avec la charrette. On va voir passer l’Empereur et l’Impératrice ».

Nous étions en septembre 1865, j’avais 16 ans. Je me suis endormie en rêvant à l’Impératrice, qui devait être si belle …

 

L’Empereur Napoléon III rentrait d’un voyage en Algérie. Il savait le Sud-est hostile, ne serait-ce que par l’influence de Thiers, et il désirait exposer à Aix sa politique. Notre maire François Deleuil reçut les recommandations du préfet. Il fallait beaucoup de monde au bord de la route Marseille-Aix, et il exhorta les Gardannais à s’y rendre :

– Nous avons besoin du Conseil général (on était en pleins travaux du recouvrement du ruisseau et du Perça, et la note s’alourdissait tous les jours). Allez applaudir l’Empereur.

Les vendanges n’étant pas commencées, on pouvait s’offrir cette occasion unique dans toute une vie !

 

A 9 H, Coquet atteignait la Malle. Nous étions six, avec pain, ail, ognons, omelettes, noix et amandes, eau et vin. Plus de 100 charrettes s’étaient rangées sur la ligne droite, les plus nombreuses étant face à la bastide enclose de Joseph Autran. Le soleil lançait autant de dards contre nous que les mouches contre les chevaux. On résistait sur place, car IL allait arriver d’un instant à l’autre, vers 10 heures 30. Les hommes parlaient des moissons, les femmes attendaient silencieuses, assises sous les charrettes. Quelques enfants boudaient, depuis que la chasse au grillon avait épuisé la réserve de jeux.

 

A midi, la grande grille de Monsieur Autran s’ouvrit. Un régisseur nous invita à entrer dans le parc, qui était délicieusement ombragé. J’ai appris depuis qui était Autran, car il devint l’ami de notre cher Toussaint Borély. Il avait vécu à Marseille et s’était consacré à la poésie et au théâtre, malgré de bien maigres revenus. En 1848, sa pièce La fille d’Eschyle lui valut un triomphe, ce qui émut aux larmes et à la générosité l’un de ses oncles. Il hérita de toute sa fortune, bastide de la Malle et pécule compris. Depuis, Autran habite là.

L’ombre apaisa tout, sauf l’impatience. A 1 H, une sentence tomba : « Ou bien il arrive, ou bien je m’en vais ». Les femmes et les enfants mangeaient, les hommes buvaient.

 

A 2 H, l’horizon sud ne bougeait toujours pas, sauf sous l’effet ondoyant de la chaleur.

Pour éviter des manifestants, Marseille avait retardé le départ, et adopté finalement un itinéraire bis. Monsieur Autran fit le tour de son jardin et rentra. Il serait élu à l’Académie Française en 1868 et serait enterré dans son parc, en 1877, imitant Borély, qui avait été enseveli deux ans plus tôt à la Porcelle. Le poète avait à cette occasion tourné quelques vers qui furent gravés sur une plaque.

Tout le monde était resté, attendant pour rentrer que le soleil décline. Quelques bombonnes vides furent remplies par le régisseur. Des dames se recoiffèrent.

 

Il devait être 16 H quand on cria. Un troupeau convergea vers le portail. Depuis la ferme du Pin, des cavaliers galopaient, un rang de chaque côté de la route. C’était la Garde impériale, qui vérifiait que rien n’entravât le passage. Ils nous dépassèrent, puis plus rien.

 

Trois cavaliers, dont on affirma qu’ils étaient des hussards, déboulèrent sabre au clair. Le temps de les compter, une voiture folle, tirée par 6 chevaux furieux, nous perdit dans un immense nuage de poussière. Quand on commença à revoir quelque chose, le Père dit : « Il est passé ». Et il alla chercher Coquet.

 

 

 

 

Tout va très bien, madame la marquise !

 

 

Vous avez réussi votre vie, et encore mieux votre postérité. Ne dit-on pas la bonne personne en parlant de vous ? N’admire-t-on pas le château de la marquise ? Votre buste éblouit d’un vaste sourire le haut du Cours. Votre tombeau domine le cimetière. Vous recevez chaque jour un remerciement pour votre fameux testament de 1880 …

Seule votre naissance n’a rien d’exceptionnel … Vous êtes baptisée Françoise Joséphine, fille d’Augustin Sibilot, tailleur d’habits, et d’Anne-Reine Cotty. Cela se passe à Aix, en 1797, et vous retrouverez trois Aixois de votre âge, Pirame Bossy à Milhaud, Jean Baptiste Decome à Turin, Jessuda Bédarride à la mairie d’Aix.

On ne sait rien de votre jeunesse, mais la tradition a vite comblé le vide. Ce serait en portant le linge à l’hôtel du 22, cours des carrosses (Mirabeau) que vous auriez rencontré Alphonse. Situons la scène en 1820. Vous avez la fraîcheur de 23 printemps. Alphonse de Gueidan, marquis et riche propriétaire, commence au contraire à décliner. Il a 37 ans, orphelin de père depuis l’âge d’un an, élevé par une mère rigide, alors que la Révolution et l’Empire ont bouleversé les données économiques et sentimentales. Son oncle, le comte du Muy, général de Napoléon, l’a fait entrer dans la garde d’honneur de l’empereur. Il a été capitaine de chevalerie, Chevalier de l’ordre royal de la Légion d’Honneur. Mais que s’est-il passé ? En 1811, il vit retiré chez sa mère. A-t-il été blessé ? Est-il dépressif ?

Il est plongé dans une vie effacée. A la Restauration (1815), il est vilipendé par les Légitimistes, moqué par les dames de son rang, alors qu’il a appris dans la Garde les chansons de l’An II, les valeurs citoyennes, le panache, qui fait défaut aux Conservateurs aixois.

 

Vous arrivez, avec l’audace et la volonté d’en faire un mari. Il relève le challenge, afin d’abandonner les règles de sa caste. En apprenant ses intentions, sa mère manque de défaillir. Epouser une roturière ! Elle fait rédiger par son notaire un acte d’opposition au mariage, mais notre amoureux est plus que majeur. La cour royale lève l’opposition le 16 juin 1823. Le 26 juin, vous vous mariez à Aix, sans un noble, sans un parent d’Alphonse dans l’assistance.Il vous faut vous isoler à Valabre, Mère n’acceptant pas une telle bru dans son hôtel. Mais le monde, c’est Aix. Vous louez au 24, rue d’Orbitelle (1830). Quand Mère décède, en 1834, à 72 ans, vous vous précipitez au 22, cours des carrosses, flanqués de votre frère puiné.La grande vie commence. Six domestiques, banquets permanents ! Car en 1830, vos amis les Constitutionnels ont triomphé. Vous fréquentez le procureur général Toussaint Borély, le recteur d’académie Defougères, le brillant docteur Joseph Goyrand, le maire Antoine Aude, Thiers et Mignet lorsqu’ils sont de passage. Vous hébergez Louis Jules Lemercier de Maisoncelle de Richemont, cet homme élégant et moderne, qui a 5 ans de moins que vous. Ce ménage à trois fonctionne avec l’assentiment d’Alphonse, mais pas de la rumeur aixoise. Vous partez vivre à Valabre (1839), avec Marie, domestique, Louis et Augustine Jacquemus, employés. La bastide aux 4 tours loge Jean-Baptiste Audibert, métayer, son épouse Marie, ses enfants François, Paul, Joseph, Marie, Rosalie. Les enfants ! Vous n’en avez point, et cajolez volontiers ceux des Audibert et des Armand, car vous aimez la vie, la fraîcheur estivale du vallon, les grands chênes, les clairières, le rythme lent des paysans … Alphonse meurt et vous laisse tous ses biens, sans conditions (août 1853). Une nouvelle vie commence, avec Jules, à vous occuper de votre famille, de vos métayers, de vos arbres …Vous avez si souvent entendu Borély, Aude, Jean Baptiste Girard, parler d’éducation, d’hygiène, de modernisation, vous avez vu Jules conseiller les maires de Gardanne dans ce sens, vous aimez si profondément les paysans et la nature, qu’ils sont votre descendance de cœur. Vous leur léguez tout : Pécules, domaine à la ville, à condition de créer un Institut, dont une école d’agriculture, et de ne pas couper les arbres (1882). Cela fonctionne toujours 135 ans après. Tout va très bien, Madame la marquise ! L’exécution de Justin Follis Joseph Follis et Catherine Ziloni sont nés au Piemont, près de Demonte, en 1869 et 1868. Dans les années 1890, ils font comme beaucoup de leurs voisins : Ils émigrent. Le point de chute est le bassin minier de Provence, dont le personnel est majoritairement italien. Ils arrivent à Gardanne en 1893, mariés, 2 enfants, Ettorina, 2 ans, et Margarita, 1 an. Ils logent en haut et à droite de la rue Ledru-Rollin, si bien que leur adresse est tout aussi bien « rue des Moulins ». Thérèse Follis, sœur de Joseph, les rejoint. Elle épousera un Gardannais, Juvénal Amphoux, en 1906. Joseph travaille à la Félicie, puits vertical, situé à 3 km. Trois garçons naissent à Gardanne : Justin (1896), Joseph (1898), Jean (1901). En 1913, Margarita épouse Esprit Gautier (1885-1961), un charretier des Houillères, qui habite 9, avenue d’Aix. Il a fait 2 ans de service (1907-1909), dont 1 au Maroc, mais il n’en a pas fini avec l’armée. Lui qui ne rêve que de chasser, lièvre, bécasse, ou grives, il est mobilisé au 2 août 1914, fait prisonnier en janvier 1915, et porté disparu. Il est retrouvé et rapatrié en décembre 1918, libéré en mars 1919. Margarita s’était accordé quelques libertés pour supporter cette solitude, et ne put en perdre l’habitude.Cette même année 1913 voit Justin, 17 ans, être arrêté pour port d’arme illégal. Outre un don naturel à être un voyou, Justin bénéficie d’un contexte : Début du gangstérisme à Marseille, où arrive la drogue du Tonkin, sous contrôle de l’Etat.En effet, Paul Doumer a créé en 1898 un monopole d'État sur l'opium. En 1912, la Convention Internationale de La Haye tente d'éradiquer le trafic d'opium. Les autorités françaises indochinoises continuent leurs productions. Officiellement le gouvernement métropolitain mène des actions contre le trafic de l'opium, mais laisse faire, parce que les soldats blessés de la première Guerre Mondiale en ont besoin.Follis est condamné à un an de pénitencier. On ne peut pas dire que sa famille ait bonne réputation. Mais enfin, à la sortie de prison, Justin devient apprenti boulanger et se calme.En 1916, en février, il est incorporé dans l’armée. Comme ceux de son âge, il commence par 6 mois loin du front, pour être formé. Il est affecté au 24ième bataillon des chasseurs à pieds, à Nice. La belle vie, qui théoriquement prépare à l’enfer de Verdun. Justin, on l’a vu, incline vers le vol à main armée. Mais il est aussi homosexuel. Il cherche et trouve. Il rencontre un nommé Parodi, prince de l’homosexualité niçoise.Après plusieurs fêtes dans l’appartement de Parodi, Justin se fait prêter un révolver (auprès d’un ami aixois nommé Gilly), car il a remarqué une cassette chez son partenaire Parodi. L’amour de l’argent est le plus marqué de tous ses amours. Il compte filer en Italie, échapper ainsi à la guerre et au travail.Le 13 mars, Justin va chez Parodi, lui tire plusieurs coups de révolver, qui ne font que le blesser. Justin l’achève en l’étranglant. Il vole de l’argent et la cassette, mais la police a tôt fait de l’arrêter, car il a perdu du temps et un grand nombre de témoins l’a vu s’enfuir après les coups de feu. Il est jugé le 20 juillet par le Conseil militaire de Marseille, qui le condamne à mort, pour assassinat avec préméditation, aggravé de vol.La famille fait appel. Justin est jugé en seconde instance par le Conseil militaire de Lyon, le 14 novembre 1916. Cette cour confirme le jugement précédent. Le 21 novembre, Justin Follis est passé par les armes, dans la cour de la caserne de la Doua, à Villeurbanne. Son corps est placé dans le cimetière d’un hôpital.Le ministère de la défense a révélé, le 27 octobre 2014, que 953 soldats français avaient été fusillés entre 1914 et 1918, dont 639 pour désobéissance militaire, 140 pour des faits de droit commun, 127 pour espionnage et 47 pour motifs inconnus.Justin Follis fait partie des 140 condamnés de droit commun. Le 19 juin 2014, l’Assemblée a rejeté une proposition de loi sur la réhabilitation des fusillés pour désobéissance militaire. La demande du Président Hollande de placer une plaque aux Invalides n’a pu être satisfaite. Les poulets de Plan d’Arles Joseph Samat n’était pas des plus pauvres. En plus de la ferme, avec la terre qui lui était consacrée, il possédait deux hectares un peu plus loin, clos par une vieille ceinture en treillis de bois. Il louait ce clos au moment des transhumances, aller et retour, comme parc pour la nuit, livrant aussi le sel et l’eau. Comme les troupeaux venaient d’Arles depuis près de 500 ans, le lieu avait pris le nom de Plan d’Arles et avait ricoché sur le sobriquet du propriétaire. Plan d’Arles n’était pas non plus des plus pauvres d’esprit. Pour valoriser le clos, il grillagea 2000 m2 à l’intérieur, et installa un poulailler. Pas de ces modestes cabanes destinées à un a-point familial, mais une exploitation, pour vendre le fruit de son élevage, avec mare aux canards, perchoirs à poulets, loge aux oies, hangar fermé, et, pour bientôt, un pigeonnier.Bien sûr, tout cela craignait le renard. Il misa sur un chien, un solide mâtin de Colmars, qui ne toucherait pas à une volaille ou à un mouton, mais qui vous égorgerait vite un loup. Au bout de 3 ans, tout fonctionnait à merveille. Son épouse et lui descendaient tous les dimanches au marché. Les bouchers commandaient un canard, une dinde ou une oie. La qualité engendra la renommée : On disait « un poulet de Plan d’Arles ». Cela rapportait beaucoup, même si l’on tenait compte des grains et des légumes qu’il ponctionnait à la ferme. Deux de ses amis étaient eux des plus pauvres. Amis veut dire qu’ils se connaissaient bien, étant, de plus, d’âge équivalent. Eux étaient célibataires et journaliers, se louant de-ci de-là, ou n’y arrivant pas et chômant. Ils se connaissaient si bien que Plan d’Arles ne voulait pas les fréquenter ni les employer à quelques travaux que ce soit. Le vol de 12 moutons de la transhumance, c’était eux. Le vol du nougat et des calissons de la fabrique, encore eux. Cette fois, en tant que récidivistes, ils avaient écopé de 3 ans de prison. Pierre et Georges n’avaient plus de famille depuis longtemps. Pierre bénéficiait d’une médiocre maison rue Ledru-Rollin, Georges s’abritait dans un cabanon du quartier Veline, sous la bienveillance du propriétaire. Ils cherchaient souvent à travailler ensembles. « Qui se ressemble s’assemble », concluaient les observateurs. Et en effet, ces deux là ne brillaient ni par l’éducation, ni par l’intelligence, ni par un métier. A deux, ils se rassuraient, se trouvaient normaux, alors que les autres se détournaient ou les traitaient de fadas. La seule chance de leur vie avait été de passer trois années de guerre en prison. Maintenant, en 1920, les 2 mines reprenaient leurs commandes de bois, et les bousquetié les employaient parfois. Ce n’était pas ainsi qu’ils pourraient vivre en rentier. Or, le plus haut idéal qu’ils avaient imaginé était de passer un mois sans rien faire, tabac, œufs et pâtés à volonté. Pour amasser, il fallait faire un coup. Ils en avaient déjà opéré une dizaine, et n’avaient réussi qu’à dormir nourris logés à Aix, derrière le palais.Mais le prochain, ce serait le bon.Ce coup ne pouvait être que local. Ailleurs le monde était inconnu, effrayant. Ils tournent un peu. Quelques veuves de guerre, qui ont vendu un terrain, c’est à retenir. Du matériel aux mines ... Mais il y a déjà tellement de vols qu’on a du mal à écouler. Ils tombent sur Plan d’Arles : Un rêve ! Tu vends 30 poulets, et tu es plus riche que Gras le notaire ! Et puis, ce sera bien fait pour lui. Il nous a jamais donné 1 jour.On sait rentrer, et le chien ne dit rien. Je porterai quand même une picole. Ils préparent ce coup immanquable. Trois caisses à raisins sont grillagées, avec entrée basculante. Ca tiendra bien 30 galines. On vient au marché du vendredi, où Plan d’Arles est absent. On vend tout, on rentre, et on bouge plus. Pour les caisses, j’ai mon charreton. On le tire à bras, ça fait que descendre doucement, par les Mooù (Molx, ruisseau). C’est pour vendredi, 4 h du matin. On trouve la clé, que Plan d’Arles laisse sous une brique. La porte coince et fait du bruit. Le chien laisse faire.On cueille les poulets comme des fruits, car la nuit noire les statufie.On charge, on part vers la porte restée ouverte, et on devine Plan d’Arles, un fusil, et son chien, qui était parti gratter à la porte de la ferme.Vous allez tout déposer. Il va aux caisses. Il nous tourne le dos.Alors je lui file un coup de picole dans le dos, un sacré coup …Ecoute ! On va vendre, il est pas prêt de se relever …On referme, on place la clé, et à 8 h, on est installé pour vendre. Les clients se demandent si des gens comme nous peuvent avoir de bons poulets, mais nous trouvons la réponse : Bien sûr, c’est ceux de Plan d’Arles !A 11 h, on vend les derniers quand arrive la maréchaussée. Vous les élevez où, ces poulets ?Non, c’est pas à nous, c’est à Plan d’Arles qui nous les fait vendre.Plan d’Arles, il baigne là haut dans une mare de sang, et y a des heures qu’il est mort. Cette fois, assassinat, par des multirécidivistes de vols : La France a une loi, dite de “relégation” pour débarrasser sa métropole de tels parasites : Le bagne en Guyane. Ils en prennent pour 20 ans. Le condamné a le statut de transporté pendant 8 ans. Il est vraiment au bagne. Il prend ensuite le statut de relégué. Il est interdit à vie de tout espoir de retour en métropole. En échange, des concessions et des lopins de terre lui sont attribués, d’une part pour le fixer, d’autre part pour assurer le peuplement de la Guyane. Pierre et Georges partent par Toulon. Cinq ans plus tard, le gros Georges est filiforme. Il tombe malade et meurt (sort de 50 % des bagnards).Pierre résiste à tout, même au remord : Il reçoit son lopin, aménage un jardin et un élevage de poules. Il bricole un panneau où il écrit : Plan d’Arles. Sa maison rue Ledru-Rollin doit rester fermée jusqu’à sa mort. Et il se fera vieux.Récemment, la mairie l’a faite abattre, car dangereuse, et l’histoire de Pierre se termine par ce trou béant. Raymone Duchâteau 1896-1986, née à Gardanne L’histoire commence au n° 11, rue Borély, où habite Jean Baptiste Girard 1804-1885, officier de santé, notaire, maire élu de 1830 à 1839, qui ouvre le chemin neuf (futur Cours) et soutient la garde nationale. Il ne se représente plus en 1839, et déménage du n° 11 au n° 16. Son fils Ferdinand prend sa succession à l’étude. De ses quatre enfants, nous notons les deux filles, Victorine et Baptistine, qui naissent en 1861 et 1862.Le 19 juin 1882, les deux sœurs se marient, épousant deux médecins. Baptistine et Antoine Duchâteau (né en 1851) s’installent au 16, puis font bâtir en face, au 17, un charmant pavillon, sur un ancien terrain Borély cédé pour ouvrir la rue Mignet. Ils l’habitent en 1890.Le 11 octobre 1892, à six heures du soir, Ferdinand se noie dans sa cuve à vin. On a avancé la thèse d’un accident, à cause de sa forte myopie. Chez les Duchâteau sont nées Mireille (1984) et Raymone (1896). Malheureusement Mireille meurt à l’âge de 8 ans.En 1913, parce qu’elle veut faire du théâtre, Raymone ‘monte’ à Paris. Elle loge dans le quartier des Batignolles, 17, rue du Mont-Dore et parvient à entrer dans la troupe du Vieux Colombier, animée par Jouis Jouvet. Mais celui-ci est mobilisé en août 1914.La troupe végète. Jouvet est enfin démobilisé (1917). A cause de la guerre, Jouvet et Copeau (le Directeur) partent en novembre avec la troupe (dont Raymone) au Garrick Theatre, à New York. Raymone a eu le temps, en octobre, de rencontrer Blaise Cendrars. Ce poète marginal, engagé en 1914, a eu le bras droit amputé en 1915.En 1920, c'est le retour à Paris, après une campagne américaine sans succès. Le Vieux-Colombier rouvre ses portes. Retrouvailles avec Cendrars, qui vient parfois coucher chez elle, aux Batignolles. Dans sa biographie sur l’écrivain, Philippe Pinte explique cette amitié par l’union de deux solitudes. Blaise plaisait aux femmes mais n’avait d’yeux que pour Raymone, sa muse. Elle, aimait un autre homme, mais rien ne se fit. Elle accepta l’amitié de Cendrars, encouragée par le fait qu’elle faisait le bien. Les crises furent néanmoins fréquentes, d’autant plus que Cendrars penchait à l’extrême droite et soutenait Franco. ↑ Blaise et Raymone en 1925 En 1920, grande nouveauté : Raymone tourne dans Tristan et Yseult de Maurice Mariaud. De 1920 à 1969, elle tournera dans 39 films, dont : 1938 : La Fin du jour de Julien Duvivier - La patronne du bistrot1938 : Hôtel du Nord de Marcel Carné - Jeanne, l'employée de l'hôtel1939 : Remorques de Jean Grémillon - La bonne de l'hôtel1940 : La Fille du puisatier de Marcel Pagnol1956 : Le cas du docteur Laurent de Jean-Paul Le Chanois - Mme Loubet1969 : Que la bête meure de Claude Chabrol - La mère de Paul Cendrars, converti au catholicisme, tient à se marier. Le 27 octobre 1949, sans conviction, Raymone épouse Blaise, à Sigriswil dans l'Oberland bernois. Il devient grabataire en 1956 et meurt en 1961. Elle meurt en Suisse en 1986. Le bon curé Antoine Andravy Le 26 avril 1764, le nouveau curé de Gardanne exerce pour la première fois. Antoine Andravy a 27 ans. Il est né à Barrême (06). Ses vicaires sont Joseph Vitalis, 36 ans, de Fuveau, et Marcellin Bayle, 26 ans, de Seyne (06). L’église Sainte-Marie est trop petite, encombrée, vétuste, sans clocher. Elle est flanquée du presbytère et de la maison de la dîme. On y vient par la rue de l’église ou par les escaliers de la rue montante. Depuis longtemps, les 1840 paroissiens réclament un clocher, que l’archevêché refuse. Les riches (nobles) ne sont pas assez généreux pour une subvention.La richesse ouvre au droit de vote. Sur environ 1250 adultes, seuls 134 sont électeurs et 57 sont éligibles. Plus de 80 % des gens ne sont pas représentés. Ils sont résignés. Andravy se consacrer à eux. Le curé de campagne n’a que des devoirs. Son rôle est ingrat. Il vient à la moisson pour retirer le dixième des gerbes de blé. Il prend des mesures de lentilles, de pois, d’abricots, etc. Ce n’est pas pour lui, mais pour l’archevêque d’Aix, qui vit dans un hôtel. En plus de la dîme, le curé perçoit divers fonds pour entretenir l’église, le culte, l’école, plus le matricule, qui est la liste des pauvres qu’il soutient. Andravy adopte une austérité à la romaine. Il mange comme les paysans, dans l’écuelle en bois. Il répare son toit, il prépare ses repas. La salle commune du presbytère sert tout à la fois de cuisine, de salle à manger et de salle de réception. Sa chambre est sombre, basse, quasi inchauffable. Il doit se soumettre à sa hiérarchie et accepter certaines volontés des Forbin et des d’Arbaud-Jouques. Sa joie est de festoyer avec les paysans, mais il sent une désaffection naissante. Le faste des cérémonies, qui subjuguait les ouailles il y a peu, devuent sobre, et pour certains, monotone. Il demande à Saint-Victor qu’un dénommé Paul ne soit pas puni (il n’a pas payé la dîme sur les raisins).En 1773, l’archevêché d’Aix accepte enfin de financer l’allongement de la nef et la construction d’un clocher. Une travée de plus est ajoutée au levant, ce qui supprime le parvis et l’arrivée par la rue de l’église. Le clocher est opérationnel en 1776. Il rythme les prières, le baptême, le glas, la fête, le tocsin, le mariage, l’heure. La marraine de la cloche est Rose Moutonier, fille de François, chef du parti des notables, recteur des Pénitents blancs. Rose est l’épouse du premier consul Jacques Bourrelly, qui sera maire en 1790-95.Le 4 août 1789, les privilèges sont abolis. Autant Monseigneur de Boisgelin, député du Clergé, archevêque d’Aix, s’acharne pour les maintenir, autant Andravy s’en réjouit. Andravy, Vitalis et Bayle signent la Constitution civile du clergé du 6 février 1791. Mais ensuite tout se complique. Inspirés par les Jacobins athées de Marseille, les Républicains locaux (Antoine Vaussan, Paul Laurin, Gabriel Rémusat) occupent la cure et l’église. Ils la nomment Notre Dame de Raison, en l’honneur des Encyclopédistes (mars 1794). La cloche est recouverte d’un bonnet rouge, les consécrations de baptêmes, mariages et enterrements sont privatisées, le sacerdoce du curé Andravy est réduit aux prières.La population avait été heureuse de voir se fermer la maison de la dîme, mais elle est peinée de la perte des offices du dimanche, moment de rencontre. Elle s’effraie de ne plus être sous la protection de son curé. Il faut de plus s’adapter au calendrier républicain, observer un jour de repos tous les 10 jours, avoir des mois de 30 jours. A part quelques notables, tout le monde est désorienté. Robespierre lutte contre ce courant athée en instaurant la fête de l’Etre Suprême (8 juin 1794), mais il n’est pas suivi. Andravy est allé vivre dans la chapelle Saint-Sébastien. Il ne fréquente plus que les humbles, et met son savoir à expliquer les poids et mesures. Usé par sa vie austère et par ses espoirs déçus, il tombe malade. Louis Clastrier, 59 ans, et son épouse Madeleine Pélenc, -qu’Andravy avait mariés en 1867-, le recueillent dans leur maison rue de Non Passe (Viala), où il décède, entouré de l’amour et du respect des gens (4 messidor an III, 22 juin 1795). Du moins, n’aura-t-il pas vu la vente des biens de l’église (1796). Un Gardannais méconnu : Jean Baptiste Deleuil 1825-1906 Botaniste, habile hybridateur, célèbre pour ses travaux sur les glaïeuls, les yuccas et les cannas, Jean Baptiste Deleuil fait parti des grands horticulteurs du XIXe siècle.Il naît dans une famille de gros propriétaires. Son grand-père Louis Deleuil 1743 est du parti bourgeois dirigé par François Moutonier. Il a fait construire à Payannet une bastide qui prend le nom de Deleuil. Son fils Jean-Joseph 1777, parce que cadet, quitte la ferme et se fait ébéniste, Grand rue (Puget). Jean Baptiste 1825 est son 7ième enfant. Il a 18 ans de moins que son aîné. Il suit son père et devient ébéniste. Mais sa passion est la botanique. Dès 1846, il hybride le glaïeul Gladiolus massiliensis, travaux publiés dans des revues internationales. En 1850, il épouse Anne Rose Marin, fille du riche Joseph Godefroy Marin. S’ouvrent à ce moment-là les maisons neuves du Cours. Godefroy offre les 2 maisons des nos 18 et 20. Beau cadeau de mariage. L’une est l’habitation et l’autre l’atelier. Deux enfants naissent, puis en 1865, le ménage s’installe à Marseille, où arrive un 3ième fils, André (1868). La main verte de Jean Baptiste fait des prodiges. Il crée les hybrides de multiples plantes (amaryllis, bégonia, echeveria, yucca, etc.). En 1883, il reçoit la médaille d’or du Conseil général, puis en 1890, le 1er prix à l’exposition internationale horticole de Gand.Jean Baptiste est un découvreur, un adaptateur, mais aussi un producteur et un vendeur. Pour produire intensément, il part habiter Hyères en 1894. L’un de ses plus grands succès est la production d’hybrides de cannas. Il meurt en 1906 et repose à Hyères. Son fils André poursuit aussi bien les recherches que la production. Le Var deviendra le 1er département en production de fleurs. Le XIXe siècle s’éprend d’un immense engouement pour la botanique. Gaston de Saporta, Charles Huber et Jean Baptiste Deleuil en sont les fleurons, mais on pourrait citer les travaux de Toussaint Borély sur les ruches, à New Powrcelles. Les paysans avaient une bonne connaissance empirique de la greffe, de la taille, et de la sélection (melons, betteraves, ognons et aulx). Les méthodes scientifiques donnaient l’espoir de faire mieux, pour le bonheur de l’homme. Gardanne, réputée pour la qualité de ses produits agricoles, s’honore d’avoir engendré un grand botaniste. Le catalogue des plantes hybridées par Jean Baptiste Deleuil est sur crassulaceae.net en tapant Jean Baptiste Deleuil botaniste, puis sélection « bienvenu sur le site ». Le nom du Glaïeul vient du latin gladiolus, le glaive, car sa feuille élancée et mince fait penser à une lame.Quelques plantes ont été baptisées à la Renaissance par le botaniste marseillais Charles Plumier, qui leur donna le nom de celui qui les introduisit. Il obtint ainsi bégonia pour Bégon, magnolia pour Magnol, fuchsia pour Fuchs, comme bougainvillier plus tard.

Un amour au vitriol

 

Jean Pernot est menuisier à Vézelise, en Meurthe & Moselle. A 22 ans, il s’est marié à Françoise Thirion, 16 ans 10 mois. Elle lui a donné 2 fils, François (né en 1833) et Nicolas (né en 1836). Malheureusement, elle est morte en 1841.

En 1855, Gardanne loge des soldats en partance pour l’Algérie, François est parmi eux. Rencontre avec Euphrosyne Pisset, coup de foudre partagé. Ils s’écrivent, il revient, un mariage est envisagé. Euphrosyne partirait à Vézelise, autrement dit au bout du monde.

Soudain, un drame touche les Pernot. Nicolas a une fiancée dont il est éperdument amoureux. Il est parti au service militaire en lui faisant promettre de l’attendre. Il revient en 1860, mais la belle a convolé ailleurs. Alors Nicolas fait un geste atroce, qui était dans les mœurs de l’époque : Il vitriole la pauvre dame.

Il est condamné à 20 ans de bagne et emmené à Rochefort.

 

L’honneur perdu de la famille bouleverse les Pernot. Jean et François décident de quitter Vézelise. François épouse sa chère Euphrosyne (2 octobre 1860) et part vivre incognito à Marseille. Il monte un projet avec Paul Escoffier, un ami des Pisset, qui vit à La Viste, où il est minotier.

Escoffier, Pernot et d’autres associés créent et exploitent les moulins d’Arenc.

En 1866, Nicolas est au bagne, François, Euphrosyne, Jean Pernot, Martin Pisset, son épouse Elisabeth Deleuil et leur fille Clarisse, vivent à Marseille.

Martin Pisset est issu d’une famille de tisseurs à toiles installée au n° 40, faubourg de Gueidan. Il a lui-même exercé. Mais l’arrivée de la vapeur, et, surtout, l’ouverture d’usines de tissage mécanisé, condamnent le métier manuel. Martin est perruquier, c’est-à-dire coiffeur.

Son épouse Elisabeth Deleuil est la fille de l’entrepreneur maçon Antoine Deleuil dit Nas, l’un des plus riches Gardannais, rue Saint-Sébastien (8, rue Borély). Cet Antoine avait une narine supplémentaire de chaque côté du nez, ce qui lui valait le surnom de peirin très nas (parrain aux 3 nez). Dans cette famille, seule Elisabeth atteint la soixantaine. Sa mère est morte à 35 ans, son père à 51, son frère à 34, sa sœur Rose à 36 ans.

Cette Rose avait épousé en 1843 le cultivateur Frédéric Gras 1815-1896, dit Grasset, à la Planque (4, rue Jules Ferry). Il descendait chaque nuit une charrette de légumes à Marseille. En remontant, au petit matin, sa belle-sœur lui offrait souvent une soupe. Sur le silo, il voyait écrit en gros « Pernot ». A ne pas confondre avec Pernod, où il était écrit « Pernod père et Pernod fils ». L’absinthe contenait du méthanol, qui ravageait le cerveau (voir van Gogh). Les femmes disaient « perd nos pères et perd nos fils ».

 

Et voilà que Nicolas arrive à Marseille. Les gardiens avaient vu que cet homme, sauf son geste horrible, n’avait rien d’un voyou, et l’avaient libéré. Cette ville est un immense chantier. On ouvre la rue impériale (de la République). Nicolas est intelligent, et il ne connait que le travail. Il porte à dos, puis avec un âne, puis dans un tombereau, puis avec la Société de transport qu’il a créée. Il achète des maisons. Pas question de se marier. Il laisse tout à son frère. Mais François est sans enfant. Il meurt en 1893. Il a laissé un pécule pour la famille d’Elisabeth, où seule Rose a eu une descendance, au milieu des deuils.

Pour une fois, Frédéric Gras a de la chance. Rose était morte en 1860, laissant Léon et Ferdinand, 15 et 13 ans. Puis Léon meurt à 36 ans en 1881, laissant une veuve (Marie Reynier) et 4 enfants jeunes. Le pécule permet d’acheter des terres pour les enfants de Léon et une boulangerie pour Ferdinand (au petit faubourg, 34, rue Kruger).

 

Dans les archives du bagne de Toulon ne figure aucun Gardannais. Le nom de bagne vient de l’italien bagno, bain, car un vieux bain romain y était utilisé pour garder les forçats.

 

 

 

 

1831 : Gardanne, commune la plus citoyenne de france !                  

 

Le 20 février 1831, le procureur général d’Aix Toussaint Borély remet à la Garde de Gardanne (sorte de police municipale bénévole) le drapeau tricolore frappé d’un coq (1).

Cette distinction, attribuée par La Fayette, désigne la ville la plus citoyenne de France.

Avec Valabre (1630), l’agriculture (1750-1950), le passage de Cezanne (1885-1886), et la mise au point du procédé Bayer (1893-1925), c’est l’une des gloires de notre commune.

La Révolution a créé la Garde nationale, engagement bénévole et coûteux, dans le but de protéger les conquêtes sociales et la sécurité (août 1789). Le modèle venait de Marseille … et de Gardanne, où Antoine Vaussan et Paul Laurin avaient si bien organisé les patrouilles et les échanges, que Gardanne passa la Révolution sans la moindre violence (2).

L’Empire et la Restauration n’ont pas anéanti la fierté du peuple, qui croyait avoir aboli les privilèges. Avant 1830, la France royaliste et cléricale a rétabli les privilèges, et reste pour beaucoup « celle qui a émigré et collaboré avec l’ennemi ». Charles X voit l’écueil et dissout la Garde nationale en 1827. Une longue liste de journaux (dont le Temps et le Figaro) s’insurge. Le journal Le National, tenu par les amis de Borély (Thiers, Mignet, Armand Carrel et le libraire Sautelet) est à l’avant-garde.

← 1830 : Louis Philippe, La Fayette, et le drapeau tricolore.

En juillet 1830, s’appuyant sur un réseau de libéraux et de modérés, La Fayette reconstitue illégalement la Garde. Les 27, 28 & 29 juillet, le chahut de la presse fait fuir le roi et institue une monarchie constitutionnelle (disons un roi à faible pouvoir). La Garde pense avoir retrouvé sa mission de 1789 : Assurer l’ordre, protéger un système supposé bon. L’un des plus fervents adeptes de la monarchie constitutionnelle est Toussaint Borély, admirateur et ami de La Fayette, colonel de la Garde, militant au journal Le National à partir d’Aix.

La Garde est ouverte à tous les Français de 20 à 60 ans, mais de fait, à cause des coûts, elle est une milice bourgeoise. Il faut s’équiper à ses frais et disposer du temps nécessaire diurne et nocturne (1 mois / an). Les engagements sont rares (1 à 10 %).

A Gardanne, tous les hommes valides se sont inscrits. Borély a beaucoup contribué : Il a offert à la ville la moitié de son traitement annuel de Procureur, pour habiller et équiper la Garde de la commune. Puis il a écrit à La Fayette, le général en chef de la Garde : Dans cette pauvre commune, délaissée depuis tant d’années par l’autorité, si odieusement déshéritée de toute protection, 513 bons Français sont accourus (1). D’autres causes ont joué :

La Garde, phénomène bourgeois et citadin, est ici l’espoir de la paysannerie. Le nouveau maire (Jean Baptiste Girard) favorise les cultures nouvelles (pommes de terre, tabac, maïs, melons) et la montée du petit paysan indépendant. L’Eglise demandait l’exclusivité de l’enseignement, mais ici les 2/3 des enfants vont à l’école communale (qui existe depuis 1673 !). En mélangeant les personnes, en favorisant les discutions, la Garde éduque les adultes et favorise le comportement citoyen.

 

1  Toussaint Borély, De la Justice et des Juges, Mémoires pour servir l’histoire d’un régime constitutionnel, Paris, librairie Germer Baillère, 5 vol. 1871-1874.

2   Michel Deleuil, Gardanne 1789, octobre 2012, tirage de l’auteur.

LE PDG perd la boule

 

 

Assis à une table de Baumanière, Lucien Michaud savoure.

Un observateur pressé pourrait conclure qu’il savoure les mets de ce 5 étoiles. Ce serait une part de vérité, mais la délectation de Michaud va bien au-delà.

Il savoure sa situation, il savoure Lucien Michaud.

Les conserveries Michaud, grande réussite financière. Jamais il n’abandonnerait ce mérite aux choses du passé. La forte collaboration vichyssoise, c’est oublié.

L’épouse Michaud, grande réussite politique. Elle est la fille du député local, dont les idées « de la gauche Léon Blum » lui ont permis de passer l’après guerre de façon immaculée.

Le dynamisme Michaud, grande réussite personnelle. Il gère, il double l’entreprise, il double ses maîtresses, il quadruple ses bénéfices. Et là, aux Baux, venu seul, avec sa Delage, il se démontre son opulence, gourmande et méritée.

 

Cette injection d’hormones est devenue nécessaire. Au sein de l’entreprise, des ouvriers qui sont d’anciens Résistants le contestent. S’il en renvoie deux, il en apparaît quatre.

Il est écarté du cénacle. Alors qu’il avait été invité lors du passage du Premier ministre, on ne lui fait même plus signe pour l’inauguration d’un carrefour.

Dans la famille, les rapports se sont refroidis. Son épouse a fini par admettre les maîtresses, comme un droit seigneurial, mais elle ne veut plus traîner seule, sans jamais sortir, sans avoir accès aux comptes. Leur château devient un boudoir.

Et puis, et puis … Il manque quelque chose à Michaud, un régal au jeu.

Il joue en bourse, il joue au Casino d’Aix, il joue aux courses hippiques de Salon, mais il a toujours un frein qui l’arrête. Il aimerait jouer à fond. Sinon, ce n’est même pas du jeu.

 

 Il va une nouvelle fois se ressourcer à Baumanière.

Un monsieur l’aborde, qui se dit négociant à Marseille, et qui lui propose de prolonger ce bon repas par une partie de pétanque. On joue le repas. Puisque vous êtes seul, vous avez 4 boules, et moi, je joue avec mon chauffeur, 2 boules chacun. C’est juste pour le plaisir …

La partie est indécise, entre trois joueurs médiocres. A la fin, Michaud remonte et gagne. On fera une revanche dans un mois, jour pour jour.

 

La conserverie lui pose des soucis. La mafia marseillaise le rackette, sous le prétexte qu’elle révèlerait ses activités fortement blâmables des années 40-44. Il cède, et il comprend qu’il entre dans une spirale. Heureusement, un mois plus tard, il déjeune à Baumanière, et retrouve le Monsieur pour la revanche. Tenez, on ne va pas se montrer pingre, on joue le prix de 4 repas, propose le négociant. La doublette va l’emporter quand le chauffeur fait une boulette, se démarque, et offre à Michaud une nouvelle victoire.

Quel beau jeu, que la pétanque !

 

Le fisc avait toujours fermé les yeux sur ses déclarations d’impôts, mais aujourd’hui le Gouvernement nationalise et bouche les trous. Il est convoqué à Aix, et se voit signifié un sévère redressement. Adieu les gros bénéfices. Il va à Baumanière pour piétiner cette mauvaise passe, et briller à la pétanque. Il se fait accompagner par l’un de ses fournisseurs, Auguste Marin, un ami de toujours, qui est adroit aux boules. Maintenant, nous sommes quatre, c’est plus commode, mais attention, mon partenaire est un bon joueur.

  • Justement, Monsieur Michaud, je voulais vous proposer de jouer 100 000 francs (5500 €) pour me refaire. Nous accueillons bien sûr votre ami avec plaisir, quel que soit son talent.

La partie est fort intéressante, car tous les participants jouent bien. Le négociant se surpasse et emporte la mise. Michaud demande à son ami de revenir : Tu as vu, ils sont à notre portée, ils sont incapables de reproduire le jeu d’aujourd’hui.

 

Le dimanche suivant, son épouse a organisé un repas, pour lequel sont invités parents et alliés. C’est en soi une bonne nouvelle, car il a un service à demander au député. Après le lièvre, tué sur ses propres terres, après le melon confit, le café, la prune et le cigare, Michaud s’isole avec son beau-père :

  • Vous savez, cher père, que l’entrée-sortie de l’usine sur la Nationale est dangereuse, et j’ai de plus en plus de camions qui l’empruntent. Vous devriez aménager un agrandissement, et faire abattre quelques platanes.

  • Ca tombe mal, Lucien, et je venais justement pour cela. La sortie est illégale depuis toujours, sauf que je t’avais obtenu une dérogation. Mais les Cocos infiltrés à l’Aménagement vont supprimer la dérogation. Dans six mois, il faut être conforme, et je ne peux rien faire. Tu vas recevoir la lettre. Tous les travaux sont à ta charge. Sinon, fermeture pure et simple. Attends-toi à ne plus avoir de cadeaux de l’Administration. Ils te veulent du mal.

 

Ce n’est pas une mince affaire. La trésorerie est exsangue, à cause du redressement et de la ponction mafieuse. Il va emprunter, mais dans de mauvaises conditions, car son chiffre d’affaire baisse (restrictions, marché noir concurrent). Il ne peut tout de même pas fermer son usine ! Il va se refaire à Baumanière.

Excellent repas, puis retrouvailles à quatre.

  • Entre gentlemen, je propose de jouer 300 000 francs chuchote le négociant.

  • Bien sûr cher ami, mais sachez que nous nous sommes entraînés.

Le jeu est bien joué sur le plan tactique, et brillant sur l’adresse. Mais alors le chauffeur ! Lui qui est le plus faible des quatre aligne les exploits. Finalement, Lucien baisse la tête. Il a perdu une somme qui commence à compter, surtout en ce moment.

A l’unanimité, on décide de ne plus se revoir.

 

Tous comptes faits, le résultat est dans le rouge. Rejeter le racket ? Le chantage s’est élargi et a monté les prix. Il y a maintenant des photos compromettantes avec ses maîtresses, et une corruption avec les contrôles sanitaires. On irait droit à la fermeture et à la suspension du député, par trop bienveillant. Et ces maudits travaux ! Si au moins il les avait faits en 43 !

Il en vient à s’ouvrir à son épouse :

  • Pour les travaux de l’entrée, et aussi pour la mise en conformité de l’hygiène, je manque de trésorerie. J’ai pensé : Si nous vendions quelques tableaux ?

  • Ah non alors ! D’abord, ils ont été achetés aux Allemands. Ce n’est pas pour rien que nos visiteurs ne les voient pas. Tu filerais droit en prison, mon Don Juan : Recel de tableaux volés. Ensuite, il y a tellement de mouvements avec le marché de l’art, que tu ne financerais même pas ton entrée. Tu ferais mieux de vendre l’usine et de vivre d’amour et d’eau fraîche avec ton épouse. Si tu touches à un tableau, je te dénonce, car toi seul les a achetés.

 

Après plusieurs coups de fil, rendez-vous est pris à Baumanière, avec au programme un pavé : Michaud veux jouer un très gros coup. Il le sent, il va gagner. Il propose 2 000 000 Fr.

Le négociant accepte. En réalité, il est loin d’avoir cette somme, mais il est sûr de gagner.

Peut-on jamais être sûr, me direz-vous ? Le négociant et son chauffeur jouent la comédie. Ce sont des tenanciers de bars, des arnaqueurs, des professionnels de la pétanque, les deux meilleurs joueurs des BdR.

Sur la route des Baux, Michaud oublie tout, pour se livrer à sa passion : Le jeu, le jeu, un jeu où il a sa part d’intervention. Il va leur montrer comment l’on pointe …

La concentration est à son comble. Les trois autres s’appliquent, Michaud, lui, est transcendé, basculé dans le fulgurant, le magique, l’irréel du joueur. La marque arrive à 12 à 12, et deux points parterre pour Michaud, alors qu’il ne reste qu’une boule, dans les mains du négociant. Pointer semble impossible, tant les points sont encombrés, difficiles à gagner. Le négociant va tirer. Michaud s’éloigne de 3 mètres et se détourne, pour ne pas voir. Il entend un bruit sec. Il y a donc eu frappe, mais laquelle ? Le chauffeur embrasse son patron : Il y a eu carreau, 13 à 12, deux millions de gagnés, ou plutôt quatre en solde différentiel, sur une boule.

  • Comme convenu, je vous paie en 5 fois, à partir de juin. Mais je ne viendrai plus à Baumanière. Je descendrai à Marseille. Rendez-vous est pris au Mala bar, Cinq Avenues.

 

Trois mois passent, durant lesquels Michaud ne bouche aucun trou de son panier percé.

Alors, il se décide : Il licencie 11 ouvriers, il ne paie plus le racket, il ne verse rien à ce négociant chanceux, il emprunte pour réaliser la sortie, il prend des contacts secrets pour vendre ses tableaux.

 

Le 20 octobre, seul, il mange à Baumanière. Il a amené les boules, sait-on jamais ...

Le 24 octobre, deux cueilleurs de champignons le retrouvent pendu en pleine forêt du Concors. Vu le rang du personnage, un commissaire de Marseille est chargé de l’enquête.

 

En trois jours, Pierrot Franchi (Piero est corse) assemble les données.

Le décès remonte à l’après-midi du 20 octobre. Il est bien dû à la pendaison. Lucien est venu déposer la Delage, pour repartir aussitôt à pieds vers l’usine, où personne ne l’a vu. La Delage et la traction-avant sont restées sagement au garage. La corde est inconnue de la veuve, du jardinier et du quincaillier. On n’en trouve pas de semblables à l’usine. Sous pression, le concierge finit par se souvenir :

  • Un jour, il est arrivé avec la corde, et il m’a demandé de la placer.

Franchi n’est pas satisfait. Doit-il se contenter de suivre la piste du suicide ? Il faut monter sur l’arbre et se jeter, ce qui se révèle être difficile pour un homme de 45 ans. De plus, le lieu est à 10 km du château. Il y a bien un chemin carrossable à côté, mais Lucien n’a pas pris la voiture.

Le fournisseur Auguste Marin vient spontanément expliquer les mises pratiquées aux boules, au jardin de Baumanière. Les deux arnaqueurs sont vite retrouvés dans la trésorerie de ce restaurant. Au Mala bar, Georges Vion, plus connu sous le nom de Jo l’agace, explique au commissaire :

  • Nous, on a appâté le pigeon, on a fait six mois de comédie, et on n’a même pas été payés. On est des civilisés, des réglo. On ne tue pas, sauf s’il y a offense sur le nom. Et puis, on a un alibi en fer rond : On a joué aux boules tout l’après-midi à Chanot. Y en a cent qui nous ont regardés.

La veuve insiste sur de mystérieuses sorties d’argent, qu’elle attribue au trop luxueux entretien de femmes dont elle a les noms. Franchi analyse de prêt les contacts féminins du beau Lucien. Ce sont toutes des dames de notables, insatisfaites de leur mari. Elles acceptent les beaux cadeaux ou les week-ends à Monaco quand le conjoint voyage, mais cette grosse somme régulière s’explique mal. Quelqu’un faisait-il chanter Lucien ?

 

Audition des ouvriers, en particulier ceux qui ont été licenciés. Franchi insiste sur tous les détails, car Michaud a disparu entre le château et l’usine, soit sur un chemin de 1 km. Il organise des confrontations. Un ancien Résistant affirme que Michaud méritait la mort : « Mais nous, on l’aurait tué à la Libération, d’une balle dans la tête ». Tous affirment que Michaud ne venait jamais à pieds.

Dans sa collaboration avec les Allemands, Lucien a fréquenté la pègre. Mais la pègre ne se donne pas tant de mal pour descendre un type …. Les empruntes de pneus, de pas, d’un éventuel tabouret ne conduisent pas à des conclusions franches, trop de badauds étant venus piétiner, avant-même la police. Il existe bien des traces de traction-avant, mais elles sont peut-être celles … du commissaire.

 

Faute de mieux, Franchi reprend la thèse du suicide. La veuve, la femme de chambre, le concierge, le jardinier, ont-ils remarqué un désarroi, un changement dans les habitudes ? Ces personnes avaient été entendues en début d’enquête, mais Franchi veut les voir se répéter. Et toutes se répètent, au détail près que la femme de chambre ajoute : « Non ! Monsieur n’allait jamais à l’usine à pieds ». Le concierge risque fort d’avoir menti.

  • Nous tenons de vous, monsieur le concierge, que Michaud soit parti à pieds. Comme vous êtes le dernier à l’avoir vu, nous vous déclarons suspect … sauf si vous déliez un peu votre langue de concierge. Reprenez. Michaud vous embauche il y a un an.

  • Oui, j’étais le concierge de Monsieur Marin. Je connaissais Monsieur Michaud, qui venait souvent. Un jour, M. Marin m’a proposé d’aller travailler chez M. Michaud, qui avait besoin de moi. Le 20 octobre, j’ai laissé le garage ouvert, car il m’avait dit qu’il rentrerait tôt.

  • Confirmez-vous qu’il soit parti à pieds, et sans la corde ?

  • Bien sûr !

Soudain, placé devant le constat de son immense bourde, le concierge se réduit de moitié.

Franchi, exploite le cadeau :

  • Bien. Michaud est parti sans la corde. Vous seul connaissez l’existence de la corde, et elle est à son cou une heure plus tard, à 10 km de là. Vous avez pris cette corde et vous la lui avez amenée. Vous êtes complice de suicide. Et vous avez entravé l’action de l’enquête.

  • Non ! J’ai fermé le garage, c’est tout. Je ne suis pas allé à Concors.

  • Cette fois, je vous crois. Alors, d’autres y sont allé, et vous savez qui, avec la corde, avec Michaud, avec la traction-avant. Il y a des traces sur le chemin. Qui a pris la traction, et d’abord qui conduit la voiture ici ?

  • Moi, Monsieur, et je suis le seul, mais j’y suis pas allé.

  • Recommencez. Il arrive avec la Delage …

  • Oui, il place ses boules.

  • Mensonge ! Les boules sont restées à Baumanière. Il les a laissées, car il comptait y retourner. Ce n’est donc pas un suicide, c’est un assassinat. Et vous, vous mentez depuis le début. Je vous aide : Vous êtes dans le garage, pour le fermer. Il part, il part comment ? Avec la corde, avec la traction, sans vous parler ?

  • Exactement. Il est parti en traction, avec la corde, sans me parler.

  • Alors vous conduisiez, pour le retour.

  • Non ! J’y suis pas allé, y avait plus de place. Trois hommes attendaient dans le garage. J’ai fermé. Ils l’ont pendu avec la corde, et l’ont amené pendu au Concors, avec la traction.

  • Effectivement : Avec la corde, sans vous parler … C’était sur ordre de Madame ?

  • Oh, non ! Personne ici n’est au courant.

  • Vous avez laissé entrer ces hommes, donc vous les connaissiez. Ce sont les ouvriers ?

Gros embarras du concierge, qui finit par susurrer qu’il ne les connaissait pas.

  • Ces hommes ne vous ont pas tué. Ce n’est pas la Pègre. Vous les connaissiez.

  • Euh … Ce sont des amis. Nous avons travaillé ensembles, chez Auguste Marin.

  • Et pourquoi Marin les a-t-il envoyés ?

  • Le 22, il m’a offert un repas à Baumanière, pour me remettre. « Ce faux ami me prenait ma femme. Les produits frais, c’est mieux que les conserves ».

Décembre 2015

 

Des vies

Vie de Camille Nouveau

 

 

 

Je sais pas lire, pas écrire. Je me suis mariée sans faire une croix, mon Jean non plus. C’était comme ça. Mes deux sœurs et leurs maris n’ont pas fait mieux.

Maintenant (1902), j’habite la ville (au 45, boulevard Forbin), je vois des enfants aller à l’école. Nous autres, étions à l’école des champs et des bois. 

Tu me dis de raconter ma vie ... Mais c’est la bastide, la famille, les choses simples. Personne n’en voudrait. Celle-là ou une autre … Faut prendre comme ça vient …

 

Mon grand-père (Honoré Nouveau 1762-1825) a acheté la ferme en 1795. Il y habitait déjà, avec ma grand-mère (Marie Moustier 1765-1830), leurs deux filles et leurs deux fils. La bastide était plus vieille que lui, elle appartenait aux « Viou de Souspire » (1). Il l’a eue pour un bon prix, parce qu’il était difficile de vivre là-haut.

 

  1. Il s’agit de Claude Viou, son épouse Catherine Deloute, leur fils Pierre et son épouse Madeleine Baudoin. En 1730, ils habitent au n° 14, place Ferrer. En 1755, quand Pierre se marie, tous vont vivre à Souspire. Pierre est , il descend à Marseille des et du bois pour les boulangers. Jean Joseph Samat et son épouse Catherine Chabert 1728-1794 sont leurs métayers.

 

Honoré a quitté Auriol à la Révolution, à cause des dangers. Son frère est parti à Aubagne, et lui à Puyloubier. Mais il n’a pas trouvé de ferme. Il est tombé sur Pierre Viou, qui cherchait un métayer. Quand il a vu comment travaillait mon grand-père, Pierre a dit : « C’est à toi que je vends Souspire, tu sauras la respecter ». Il a eu la bastide et 200 hectares.

 

Mes tantes Julie et Madeleine sont parties en se mariant. Mon grand-père a bien essayé de garder un gendre : « Quand on a des oliviers, de la vigne, qu’on fait un peu d’orge, d’ail et de fèves, on peut habiter au village. Mais pour les chèvres et les moutons, il faut vivre ici ». Il a perdu ses filles, mais il a gardé ses fils, comme il est de tradition.

On le lit sur les murs, la ferme est en trois parties. Au centre, le logis de mon grand-père et du fils aîné. A l’ouest, le logis du métayer. Une remise fait tampon contre le froid et le chaud. A l’est, le logis du cadet. On entre par la cuisine, à la lumière du sud. Au fond, la pièce sourne (obscure) et l’escalier, qui sont toujours froids. A l’étage, les 2 chambres, chacune sa fenêtre au sud et un débarras au nord. Pareil pour les 3 logis. Après, au levant, c’est le jas.

Nous étions dos au mistral, face au soleil, comme un chêne, agrippés. Pas de prise au vent par la toiture, pas d’ouverture. Alors que devant, 8 fenêtres pour le jour et le chaud …

 

Mon pauvre père Joseph me disait : « Je me suis marié à vingt ans, pour la retraite de Russie, et toi, tu es née pour Waterloo ». Comme çà, je savais des choses de Napoléon. Ma mère s’appelait Claire. Elle était de la Pousselle, Claire Gouirand …

En ce temps, j’en ai vu, des morts ! J’avais 10 ans quand Papé est parti. On l’a mis dans un drap, on l’a monté jusqu’à l’église, puis on l’a allongé dans un grand trou, à la Pousterle. Les hommes ont mis de la terre dessus. Il aimait tellement la terre que ça m’a fait plaisir, sauf qu’on aurait dû l’enterrer à Souspire. Trois ans après, mon père est devenu maigre, avec les yeux qui sortaient, et il est mort, à 36 ans. Ma grand-mère a dit : « C’est l’eau », j’ai pas su pourquoi. On a continué à travailler.

Il y avait mon oncle Honoré, 5 femmes, et deux bébés, jusqu’à cette terrible année de mes 15 ans (1830). En septembre, Mamé (Marie Moustier) est morte. Elle était vieille, (65 ans). On s’est dit qu’elle allait rejoindre Papé. En novembre, c’est ma cousine Adèle, 4 ans, que je gardais souvent. Puis ma mère, 36 ans comme mon père. Nous étions bien malheureux … Quelqu’un a encore dit que c’était l’eau, le maire Jean Baptiste Girard peut-être.

Après l’enterrement, mes tantes et leurs maris, mon oncle Honoré et Lisa, ont tenus un conseil de famille (2). Puis ils nous ont appelés.

 

  1. 1830. Julie, 44 ans, son époux Jean Ollive, Madeleine, 41 ans, son époux Jean Constant, Honoré, 35 ans, son épouse Elisabeth Moustier, 36 ans. Elisabeth n’est pas parente avec Marie Moustier. Les enfants étaient : Les trois orphelines Camille 15 ans, Henriette 13 ans, Thérèse 8 ans, et le fils d’Honoré, Firmin 7 ans. L’autre fils d’Honoré, Laurent 3 mois, était au berceau.

 

Honoré I Nouveau + Marie Moustier

 

 

Julie         Madeleine        Joseph + Claire Gouirand         Honoré II + Elisabeth Moustier

 

 

Camille

 

                                             Henriette      Thérèse         Firmin          Laurent I + Françoise Bourtin

 

 

            Marie      Léandre         François      Pierre      Léopold        Honoré III      Thérèse     Rose

 

 

                                                            Laurent II         Rose        René + Joséphine Granjon

                                                                                                         

                                                                                                          Marcel Nouveau

 

Le chef de famille a parlé. « Les filles, nous allons vous garder, Lisa et moi. Maintenant, vous êtes les sœurs de Firmin et de Laurent ». Elle en a eu, Lisa, du linge à laver !

Moi, j’allais chercher l’eau et le bois, je gardais Laurent. Une fois par semaine, j’allais prendre le pain à l’hôtel de ville, chez Car (four communal tenu par André Car et Joseph Vaussan, place Ferrer). Ca sentait bon le feu et la corne des mulets, le maréchal ferrant Louis Reynaud étant juste à côté. Je voyais des dames bien habillées, des hommes avec une ceinture et un chapeau, la moustache taillée. Mais quand je remontais, je me disais qu’il n’y avait rien de plus beau que notre famille, notre bastide et notre colline.

 

A Souspire, le problème, c’était l’eau. Pour laver, donner aux bêtes et arroser le potager, on récupérait l’eau de pluie. Les Viou avaient planté des lilas autour de la citerne et du lavoir, parce que ces choses-là, ce doit être à l’ombre. Pour boire, pour la cuisine et pour la toilette, il fallait aller au puits, à 150 m au nord. Je portais une cruche sur la tête et un broc dans chaque main, en tout 15 litres, 2 fois par jour. Quand le puits commençait à donner sale, j’allais à la source, 400 m au sud, seulement avec les brocs. Des années, en septembre, les trois eaux faisaient défaut. Alors Honoré sortait un grand tonneau et allait à Fontbelle, à 2 km. La source du Saint-Pierre était plus proche, mais la charrette ne pouvait pas y aller.

 

Nous aidions aux champs. Les olives, les amandes, ça allait, et des vignes, nous n’en avions pas. Quand on faisait les paquets d’ail, les Tardieu de Verdillon venaient, histoire de discuter tout en se rendant utiles. Mais alors la moisson, que c’était dur !

Honoré louait des hommes. Ils coupaient à la faucille et attachaient la gerbe. Nous, les femmes, nous montions le gerbeiroun, comme une cabane (meule). Les gerbes devaient être ordonnées et n’offrir que glisse à la pluie. Les cooucides (plante aux feuilles piquantes), c’était un poison ! Je mettais un sac dessus pour les prendre, mais je me piquais quand même. Ce travail fini, la charrette s’arrêtait devant les gerbeirouns. Honoré restait sur la charrette et plaçait les gerbes qu’on lui envoyait à la fourche. Plus ça montait, plus c’était dur, et il faisait une chaleur pour les cigales. Nine la mule tirait jusqu’au plan, après l’aire. Là, je montais tout en haut de la charrette, je me piquais les jambes malgré mes robes, et je passais les gerbes à Honoré. Il en faisait comme une grande maison. Alors, après la dernière charrette, il était heureux : « Maintenant, il peut pleuvoir ». Le blé et nous, on se reposait 15 jours.

Pour le dépiquage, mon père avait acheté une pierre à caouque et avait fait l’aire en calade. Avant, il fallait descendre à Gardanne aux aires communales, le jour où c’était notre tour (35-41, rue Borély). Une dizaine de mules tournaient en marchant sur les gerbes. C’était le rodo. A la caouque, Nine tournait seule, guidée par le tourniquet du paou (poteau central). On alimentait au centre. Honoré avait le geste pour retourner la paille et la guider vers le bord. Avec le balai, il poussait les grains au centre. Le soir, nous les femmes, passions le blé au van car il y a plus d’air le soir que le matin. Ca fait tousser, ce poustras (poussière du son). Je mettais deux foulards sous le chapeau, et j’en avais plein les cheveux. Maintenant, ils ont la ventarelle et travaillent le matin, au frais.

Nine descendait le blé vanné à Gelé (surnom de Joseph Poussel, meunier et habitant de Notre-Dame). Ul rendait 100 kg de farine pour 130 kg de blé. On portait la farine à André Car, au four communal. Il me donnait un bâton pour 100 kg, sur lequel il incisait un trait chaque fois qu’il me donnait 5 kg de pain. A 4 mains (20 traits), on redonnait de la farine.

Si tu comptes le labour, la herse pour casser les mottes, le travail du semeur, la planche pour serrer la graine, tu vois l’œuvre humaine qu’il faut, pour passer du grain au pain.

 

En 1838, on a embauché deux saisonniers de Meyreuil pour la moisson. Ils étaient double cousins germains, un frère et une sœur ayant épousé une sœur et un frère. Quand je suis allé chercher l’eau au puits, Jean est venu. Il m’a dit qu’il voulait vivre ici, avec moi. Je troussais mon tablier, rouge comme les coquelicots de mai.

Honoré, qui était mon tuteur, a donné son accord. Nous nous sommes mariés le 5 février 1839, premier mariage de l’année. Pour témoins, on a pris ceux qui habitaient à côté de l’hôtel de ville : Le tisseur à toiles Jean Baptiste Vaussan, le maréchal ferrant Louis Reynaud et le tailleur d’habits Constantin Poussel. On est remonté à Soupire, on a mangé une soupe de courges et on a sorti les chèvres. On nous a installés à l’appartement au levant.

 

Mon Jean et moi, nous nous faisions plaisir, le seul de notre vie d’ailleurs. Il y a bien les sourires des enfants, les grives sur la tranche, la première pluie de septembre, des choses heureuses, mais pas folles.

Ma sœur Henriette, qui était de 18, a pris le cousin de Jean, à la fin de la même année (3).

 

< >Jean Rossignol, né en 1813 à Meyreuil, et son cousin germain Jean Baptiste Barthélemy, né en 1818 à Meyreuil. La troisième sœur, Thérèse, née en 1822, épousera Joseph Gajan en 1844 et partira à Mimet.

 

Honoré avait maintenant l’aide de Jean et de son fils Firmin, car à 16 ans on compte pour un adulte. Il me reste l’impression que c’était moins dur. Henriette était partie à Meyreuil. La ferme Blanc, en dessous, était tenue par des Barthélemy, mais d’une autre famille.

J’ai tout de suite eu Marie (1840). C’est Lisa qui m’a aidée, avec Thérèse. On est allé chercher Marie Fabre, la femme de Poussel Gelé, à Notre-Dame, pour qu’elle vienne avec une fille, car ça porte bonheur. Chez elle, il y avait le choix, elle avait 13 enfants.

Après, j’ai eu Léandre (1843) et Louis (1845), mais mon petit Louis nous a quitté à 2 ans.

 

En 1845, Firmin s’est marié à Claire (Claire Blanc, née en 1824) et a logé au centre. Au couchant, nous, les Rossignol, le métayer Jacques Farret, son épouse Marie Hugues, leur fille Marie (1849). Ils sont partis en 1857 chez Dominique Hugues (60, rue Borély), car Souspire était à nouveau trop plein.

Ce qui donnait le mieux, c’était les moutons. Les chèvres valaient par le lait, mais c’était du travail. Je portais le panier à Gardanne, en dépôt chez Ferdinand Vaussan, sitôt passé le pont de notre chemin de Mimet. L’hôtel de ville et le four n’existaient plus, ils avaient été rasés, comme les murs de l’Enclose, qui était maintenant la mairie. Vaussan avait ouvert un nouveau four (il appartiendra plus tard aux Brémond).

Quel chantier ! On construisait en s’alignant à l’allée du clos Borély, alors qu’au pré de Pontier, on suivait la courbe du vallat. Si on m’avait dit qu’un jour j’habiterais dedans, avec une cheminée en marbre ! Mais à Soupire, le temps allait lentement et ne changeait rien.

Labours, semences, coupes de bois et d’argelas, moissons, paquets d’ail, glandée, olives, tu crois que ça recommence, et ce n’est jamais pareil, comme le chaud, le froid, l’allure de Sainte Victoire, ou une omelette aux champignons. On m’a dit plus tard que Monsieur Borély avait pour devise immobile dans la mobilité. Voilà ce qu’était notre vie.

On a fait le partage et j’ai hérité de la partie au levant. Elle serait pour Léandre.

 

Chaque Saint-Valentin, nous descendions à la foire, cours de la Liberté, sauf Laurent, qui gardait Marie et Léandre. Les trois femmes recevaient un petit pécule de leurs trois maris « pour acheter le nécessaire » disaient-ils. Je revenais avec des ciseaux ou une casserole, Jean avec un manche de hache, des ficelles, une chemise. On remontait en chantant.

En 1851, Firmin et Claire eurent François. En 1852, Laurent s’est marié. Il est allé la chercher à Fuveau, mais il a trouvé une perle ! Pas plus travailleuse et amicale que Choise (Françoise Bourtin, née en 1830). Ils ont eu Thérèse (1853), puis Rose (1856). Mais ils ont perdu Thérèse à 14 ans et Rose à 19 ans, cette si gentille Rose !

 

A la ferme de la Porcelle, à 1 km de chez nous, il s’était fait une bastide. Le propriétaire du domaine était toujours à cheval. C’était un Monsieur. Au début, quand il approchait, nous rentrions, pour que les hommes s’en débrouillent. Il a dit à mon Jean : « Pour les chèvres, les moutons et les feicines, faites comme avant, vous avez mon bois jusqu’à Rabassière. Mais j’élève des cochons et pratique la glandée. Je vous demande de ne plus couper les chênes et de ne plus mener votre cochon. Mon garde (Mathieu Deleuil) est au courant, il ne vous dira rien. Je vais vous donner un cochon de lait, vous l’élèverez et m’en direz des nouvelles : Il prend plus de poids et moins de graisse ». Crois-moi si tu veux, il venait d’Angleterre, ce cochon !

Plus tard, on parlait sans honte à Monsieur Borély. Sa porcherie était une merveille : Une centaine de cochons, dans des loges carrelées, des auges bien taillées, des robinets en bronze en tête de cochon … Et lui, toujours à cheval, il les promenait. C’est intelligent, le cochon, ça sait qui vous veut du bien.

Deux de ses domestiques étaient muets, Fortuné et Symphorien, qui nettoyaient toute la journée. Marie Lassau faisait la cuisine, Ferdinand Samat et Ferdinand Martin s’occupaient des cultures. Il avait 3 hectares d’amandiers et 50 ruches, parce qu’à Aix on mangeait les amandes avec du miel. Ferdinand Maurel s’est mis à fabriquer de ce mélange (1853).

Nous n’étions pas habitués au dessert. Selon la saison, des cerises, des figues, des melons.

Un jour, Monsieur Borély nous a apporté un nouveau cochon de lait. « Je suis désolé, Laurent, mais j’ai pris un berger et des moutons. Si possible, ne venez plus sur mes terres. Qu’importe, on avait 200 hectares. Ce berger s’appelait Eugène Richier. C’était un gavot « du même pays que Borély ». Il a fondé une famille au chemin de Mimet (avenue de Toulon).

Ma Marie allait sur ses 12 ans, et elle boitait de plus en plus. C’est pas faute de l’avoir emmaillotée bien serré. D’après ceux qui avaient fait leur catéchisme, c’était une punition du bon Dieu. Je souffrais de plus en plus, car maintenant, elle se savait différente et envisageait une vie en réserve. Mes sœurs et moi n’étions pas allées apprendre les Ecritures, c’était trop loin … J’ai pensé à Thérèse et à Rose, parce que Laurent n’y est pas allé non plus. Jean était d’avis que c’était la force des choses. « Ceux qui vont à la messe tous les jours ont une naine et des enfants qui meurent. Il faudrait pouvoir redresser une jambe comme un fer tordu ! »

Léandre travaillait avec son père, mais dès l’âge de 14 ans il s’est mis dans une bande. Si tu ne sais pas, la bande, c’est une équipe de mineurs. Elle a un chef, une descenderie et des règles. Le chef distribue une paie en fonction du travail de chacun. Tu n’y vas pas souvent et tu as une aumône. Tu t’acharnes et tu gagnes bien. Alors, sauf pour la moisson et les coups durs, Léandre était à Camp Jusiou.

Jusqu’en 1860, nous avons vécu unis autour du patriarche, mon oncle Honoré. Il donnait les directives. Personne ne le contrariait, parce qu’il était le garant du clan Souspire. Après venait l’aîné, Firmin, puis Laurent, puis Jean. Chez les femmes, c’était moins marqué, mais on écoutait Lisa. Honoré a eu un mauvais hiver. Il a trainé jusqu’en mars. On l’a mis dans un cercueil et sur un corbillard qui eut toutes les peines pour approcher de l’église puis pour aller au nouveau cimetière. C’était le 27. Les femmes étaient devant, sans Claire qui était fatiguée, et sans Lisa, parce que la veuve ne va jamais à l’inhumation de son mari. Marie leur tenait compagnie. Il a étrenné sa tombe, en haut à droite. Les hommes étaient là, Collongue, Pater, Grasset, Bèu l’aigo (Jacques Deleuil), Robert (Jean Baptiste Capus), Jouques (Esprit Deleuil) Lazare Car (bourrelier), Pierre Flory (forgeron), Baudoin de Payannet, Martin Tardieu. Ah, Collongue ? C’est Jean Baptiste Blanc, le propriétaire de la ferme voisine.

Moins d’une semaine après, Claire est morte, à 36 ans comme mes parents (1860). On a ré-ouvert la tombe. De retour, tout le monde était découragé. Léandre a dit qu’il ferait le mineur et qu’il habiterait dans Gardanne. François pleurait. « Combien on a perdu d’enfants ? Combien ne sont pas arrivés à 40 ans ? Personne n’a dépassé 65 ans, sauf ma mère, qui a 66. En bas, ils se tuent moins à la tâche … Tu as raison, Léandre, c’est pas une vie … ».

Pourtant, on a continué. Laurent et Françoise ont eut un enfant (1863), prénommé Honoré. Léandre est parti, bon pour le service. Il était en France, à Lyon la Part-Dieu, puis à la caserne Forbin d’Aix, alors que le fils Blanc était au Maroc et le fils Poussel en Algérie. Ses bras nous manquaient, son salaire de mineur aussi. Il est revenu en 1865.

Firmin venait tout juste de se remarier (à Augustine Mille, née en 1836 à Gardanne). Un paysan ne peut pas rester veuf, il ne peut pas être une charge pour sa mère. Au nouveau chemin de Mimet, toute une rue a été conçue pour les paysans. Jean Baptiste Blanc dit Guerre, propriétaire (24, avenue de Toulon) a vendu à Firmin, qui est parti avec Augustine, Lisa et François. Le jour, il venait travailler avec Jean et Laurent, mais le soir il rentrait.

Puisque j’en suis à Firmin, il a eu 3 petits avec Augustine. Pierre (né en 1870) a fait le voiturier et s’est marié à Noémie Roccas. Léopold (né en 1873) a été mineur, marié à Alphonsine Buisson. Fernand n’a pas vécu (1877-1878).

Léandre était mineur tout en travaillant aux champs. Un jour, il nous a amené la fille de Nicolas Viou, le voiturier du petit faubourg (10, rue Kruger). Trois mois plus tard, à Souspire, on faisait un grand repas de fiançailles, avec écrevisses, mouton à la broche, melon confit et nougat. Un an après, ils se mariaient (1867). J’ai été très malheureuse, parce qu’ils n’ont pas voulu rester à la bastide. Ils ont loué au boulevard Forbin, sous les combles, comme les Italiens, et Léandre montait à pieds avec eux, tous les jours à la Félicie. Lorsque son beau-père est mort, ils sont allés au petit faubourg, vers 1877. Une maison sombre, humide, triste.

Jean prenait 60 ans et moi bientôt. Marie ne voyait jamais personne. En bas, nous avions notre fils, les magasins, le repos, Firmin qui rajeunissait. Nous avons mis tout ce que nous avions sur la charrette. Elle n’était pas pleine. Je suis allé pleurer dans les bras de Françoise. Laurent et Jean se sont assis devant, Marie et moi derrière. Quand Laurent a dit Huu ! , il m’a semblé que j’écorchais mes parents, mes grands-parents, tous les morts de Souspire.

Le chemin était si chaotique qu’il a secoué mes pensées. Quelque chose était mort, mais j’ai voulu être forte, quelque chose était vivant, Marie, Léandre et Jean …

Nous sommes passés à la porte de Trets. Laurent a dit Hooou ! Nous étions devant la traverse Cadenel, la maison du haut. Quand tout a été rentré, Laurent est reparti. Depuis, nous avons vécus repliés, livrés à nous-mêmes toute la journée. Nous nous sommes perdus dans un coin, alors qu’on connaissait 200 hectares et bien plus. Là-haut, Laurent et Françoise tenaient. Ils avaient encore Rose et Honoré (1872). Mais ils ne trouvaient pas de métayer. De quoi mourir lentement. Monsieur Borély distribuait un almanach sur la greffe, les abeilles, les cochons, les comices agricoles, l’éducation, mais on savait pas lire. Quand il est mort (1875), nous sommes allés tous ensembles à la Porcelle, pas devant bien sûr, parce qu’il y avait des messieurs, mais de loin, pour dire merci. De retour, toute la famille s’est réunie à Souspire. J’ai vendu ma part à Laurent, et Firmin la sienne. C’était plus simple : Ceux qui menaient les terres avaient tout, ceux qui n’en voulaient plus achetaient ailleurs. Nous avons loué chez Gabriel (24, bd Forbin), où étaient l’épicier Jacques Balma, le notaire Fortuné Gillibert et le facteur Auguste Poussel. Mon Jean est mort le 24 décembre 1878, la nuit de Noël, lui qui plaçait toujours la buche. Marie et moi, on a passé l’hiver dans le noir, le silence et le froid. Quand Léandre venait nous voir, il apportait toujours 2 seaux de flambant. Marie apprenait le métier de tailleuse chez Constantin Poussel (7, rue Suffren).En 1880, Laurent a acheté la maison de Caqué (François Gras) et a déménagé (46, rue Borély). Il montait tous les jours, mais plus aucun Nouveau ne dormait à Souspire. Un bail de 85 ans. Dans ma partie au couchant, habitaient des métayers. Aucun n’a tenu quelques années. C’est pour dire que nous avions souffrance et beauté à égalité, mais qu’on ne peut pas tenir sans beauté.Le mercier Bonnefond était juste dessous. Je voyais en face un homme qui avait un attirail sur le dos. On disait qu’il était peintre. En 1887, j’ai déménagé de lice Saint-Pierre pour ici, au boulevard Forbin (n° 45), je ne sais pas pourquoi. Dans cette maison, étaient passé des Italiens (Jean Baptiste Bacon, Bonaventure Zaretti), et le juge de paix Pierre Valloubière.Firmin est mort en 1891. Lui, l’aîné, il n’a rien transmis de Souspire. Son aîné François est mort aussi en 1891. En descendent Virginie Nouveau (qui épouse Joseph Vitali) et Marie Rose Nouveau (qui épouse Victorien Michel). Son second fils, Pierre, est voiturier. Son dernier fils Léopold est limonadier (1, bd Forbin). Ils se sont adaptés à la ville. Laurent I a rompu avec la bastide, pas avec la terre. Il a continué de la travailler, malgré la distance, qui lui mangeait 2 h par jour. Son fils Honoré s’est marié en 1889 à Virginie Granjon, des gens d’Auriol, comme nos ancêtres. Il a pris à ferme le domaine du maire de Marseille, Félix Baret. Il est allé habiter la bastide Robert (Capus, chemin du Claou). Mais tout l’été, il vivait à Souspire. Ses enfants Laurent II, Rose et René, sont nés là-haut.Quand Françoise est morte (1906), Laurent I, qui avait 76 ans, a loué sa maison rue Borély et a rejoint son fils à Souspire, pour mourir sur ses terres. Si je n’avais pas eu Marie, j’aurais fait comme lui, dès la mort de Jean. Je me suis éteinte le 31 août 1902, dans le désespoir de laisser Marie. Elle n’a pas survécu, et elle est morte 4 mois après (21 décembre). Laurent II fait son service au Maroc puis part à la guerre de 14. Les métayers sont les Coulon. En 1948, la bastide est vide. Laurent exploite les champs depuis le 34, av. de Toulon. René, métayer du domaine Baret de Notre Dame, achète la ferme Collongue de Jean baptiste Blanc, au nord de Souspire. Laurent I Nouveau + Françoise Bourtin, Souspire puis 46, rue Borély Honoré III + Virginie Granjon, Souspire et chemin du Claou Laurent II 1890 -1961 Rose 1893-1978 René 1911-1875+ Elisabeth Roubaud + (1919) Marcel Troin, tuilier + (1934) Joséphine Granjon34, av. de Toulon 46, rue Borély chemin du Claou La ferme à Souspire, état en 1974. Grand bâtiment en trois parties. Il semble qu’à l’origine il n’y eut qu’une cheminée, les logis est et ouest n’étant peut-être que des appartements temporaires. L’aire se devine, à droite, au liserait blanc de sa bordure. Les oliviers gelés en 1956 repoussent du pied, l’incendie de 1968 a laissé des traces visibles à l’arrière.

 

Vie de jean baptiste de forbin

 

 

 

Les Forbin-Gardanne ont été des seigneurs avides, parfois cruels, rarement attentifs à la population de Gardanne. L’un d’entre eux, Jean Baptiste de Forbin a démontré de grandes aptitudes politiques et militaires, pendant l’un des pires moments de l’histoire de la Provence : Les guerres de religion. Il s’impose comme l’un des chefs de la Ligue, l’un des chefs de Marseille, l’un des chefs du parti royal (favorable à Henri IV). Il entraîne toutes les branches Forbin avec lui.

Armateur, promoteur du grand commerce international, il reste terrien, par la force des choses, mais il oriente ses fils vers la carrière navale, commerçante ou militaire, où ses descendants s’illustreront.

 

 

De 1482 à 1748, les Forbin-Gardane furent seigneurs ou coseigneurs de Gardane (orthographe de l’époque). Ils gardèrent le titre jusqu’en 1823, date de leur extinction. Ils sont une branche de la grande famille des Forbin, grande par son pouvoir politique, par son nombre, sa couverture territoriale, et ses alliances souvent royales. Elle fut la famille la plus puissante de Provence, malgré l’hostilité des vieilles noblesses terriennes, tout au long des dynasties valoise, Angoulême et Bourbon.

Tous les Forbin sont issus de Jean 1er puis de ses fils, Jean II, Palamède et Jacques.

La branche de Jean II s’éteint vite. Les Forbin-Gardane descendent de Jacques. Ils possédaient la terre noble de Saint-Marcel, avec château, de vastes terres à Gardanne, avec logis, une maison à Marseille, et quelques menus biens.

A l’époque de Jacques, les Forbin sont incrustés dans le commerce international et la politique. Ils sont du parti du roi (René, Louis XI, etc.) et triomphent du parti aixois, qui défend l’indépendance. Agent secret de Louis XI, Palamède est nommé gouverneur de Provence, président des Etats.

                                   Guillaume

 

 

            Dragon             Bertrand           Jean 1er 1380  > 1466 + Isoarde de Marini, dame de Trets

 

 

Cinq enfants       Jean II 1425-1498            Palamède 1430-1508           Jacques 1435-1495

 

Jacques (Jaume en provençal) épouse en 1452 Marthonne Teinturier, dont la dot est prodigieuse. C’est la fille d’un gros négociant de Montpellier, qui travaille pour Jacques Cœur. L’alliance Forbin /Jacques Cœur /roi de France est manifeste. Jacques est commerçant en droguerie et produits alimentaires. En 1480, il prête le serment de fidélité de la ville de Marseille devant le nouveau comte Charles III du Maine. Le 11 septembre 1482, il achète aux successeurs de Pons de Rousset la seigneurie de Gardane pour 6000 florins : Logis de la place aux ormes, terres (Fangassier, Paillanet, Plan Saint-Pierre, pas des Carboniers, clos, prés, bois). C’est le point de départ des Forbin-Gardane.

{L’histoire de cet achat est complexe. En plein chaos de la guerre de cent ans, l’archiviste aixois Pons de Rousset achète le domaine de Gardana. Puis il relance l’Union d’Aix contre Louis III d’Anjou. Accusé de crime de lèse majesté, Pons est décapité (1427), ses biens confisqués « maison, vignes, oliviers, jardins, terres cultes et incultes, plaines et collines, étangs, prés, herbages, bois ». En tout, 270 hectares, à Gardana. Louis III meurt en 1434. Son jeune frère René hérite. La famille de Rousset crie au dédommagement. René confirme la confiscation, avec droit de rachat aux successeurs de Pons. Ceux-ci rachètent pour 4000 florins, dès la mort de René, en 1480, et revendent pour 6000 florins à Jacques en 1482. Palamède offre le fief noble de Saint-Marcel à Jacques de Forbin.}

Premier consul de Marseille (1490 et 92), Jacques marche au ban de 1494-95, première guerre d’Italie. Son testament de 1492 ordonne qu’il soit enterré chez les Frères mineurs (tombeau de Saint-Louis d’Anjou, entre les rues Tapis Vert et Thubaneau). Il meurt en 1495.

Son fils Charles reçoit Saint-Marcel et son fils Michel reçoit Gardane. Sa fille Françoise a été mariée à Antoine de Villeneuve (1493).

Michel a suivi son père aux ban et arrière ban de Charles VIII. Premier consul de Marseille en 1497 et 1514, il se distingue dans la défense de la ville quand le duc Charles de Bourbon, au service de Charles Quint, vient l’assiéger (1524). La cavalerie espagnole et le Quartier Général du connétable de Bourbon sont installés à Gardane, parce que les prés y sont abondants. Honoré de Puget vient remettre les clefs de la ville d’Aix au connétable. Marseille résiste. Le tombeau de Saint-Louis est détruit. Les Espagnols s’en vont à l’approche des secours, non sans avoir saccagé le terroir gardannais. L’épouse de Michel, Marguerite de Rame, dame du Poët, est enterrée à Gardane. Michel teste en faveur de ses 6 enfants, plus un bâtard, Guillaume, à qui il laisse une maison et deux morceaux de vigne à Gardane.

← Essai de reconstitution de Gardane en 1482.

1 = Place aux Ormes, logis Forbin.

2 = Donjon (ruines)

3 = Ancienne enceinte.

4 = Petite porte de la Pousterle.

5 = Porte Saint-Victor et prieuré.

6 = Eglise Sainte-Marie.

7 = Chapelle Saint-Valentin.

8 = Porte basse.

9 = Petit Pesquier et chapelle Saint-Sébastien (9, 10, 12, 13 à Forbin)

10 = Grand clos, jas, étable et bief.

11 = Porte haute.

12 = Pradous. Moulin à eau.

13 = Grand pré.

 

 

Le logis gardannais des Forbin est celui de Pons de Rousset, amélioré par le roi René.

Michel s’investit à Gardane, son seul bien. Avec son fils aîné Esprit, il fonde une chapelle dédiée à Saint-Antoine, dans l’église Sainte-Marie. Il traite un échange avec Saint-Victor, donnant Saint-Estève (Payannet) et obtenant Saint-Pierre (Notre-Dame). Il est le type des seigneurs provençaux de ces temps. Il laboure des terres abandonnées pendant 9 ans à cause de la soldatesque. Parfois il se loue et mène une vie rustique, à la romaine.

Son fils aîné Esprit est docteur en droit. Il semble confirmer le choix terrien de Michel. En 1519, il épouse Madeleine de Villeneuve. Atteint de la peste, il se retire à Paillanet (orthographe marquant la francisation, après le rattachement à la France). Il donne 100 florins à son frère naturel Guillaume pour qu’il le soigne. Il meurt et il est enterré dans la chapelle Saint-Valentin, auprès de son épouse.

Son fils, François 1530-1548, seigneur de Gardane, est sourd et muet, sous la tutelle de son grand oncle Charles. En 1539, il partage Gardane avec son cousin Claude de Villeneuve. Les Villeneuve sont coseigneurs. Ils feront un procès à Jean Baptiste, qu’ils perdront.

François meurt à 18 ans, son frère et sa sœur étant morts enfants.

Il faut remonter aux oncles. Or, les deux frères d’Esprit son morts sans postérité. Les quatre sœurs ne peuvent hériter, puisque l’on est sous le droit français depuis 1482.

Il faut remonter aux grands oncles (on dit aux oncles en mode de Bretagne).

Charles, seul frère cadet de Michel, est mort en 1528. Il avait été consul en 1492 et 1508. En 1512, il fut le député envoyé auprès de François 1er pour défendre le statut particulier de Marseille. Il brilla, comme son frère, dans la défense contre le connétable de Bourbon.

Il prit des parts dans les compagnies de pêche du corail. La côte provençale possédait un corail rouge extrêmement prisé, en particulier par le Moyen Orient. Les plongeurs et les artisans façonniers étaient marseillais. Avec Charles, nous retournons au fief de Saint-Marcel, à la vocation politique, commerciale et maritime des Forbin. Son petit-fils lui ressemblera.

 

                        Branche aînée                          branche cadette de Jacques de Forbin, 1548-1724

                                   Michel                                                 Charles

 

 

                                   Esprit                                                  Claude

 

 

                                   François                                              Jean Baptiste

 

 

Louis XII l’avait dispensé d’impôts, car il avait 12 enfants vivants de la même femme. Postérité masculine assurée. L’aîné (François) a été viguier de Marseille. Mais il ne s’est pas marié et a testé en faveur de son frère Claude, qui hérite de Saint-Marcel et de Gardane. Le reste de l’héritage, non seigneurial, va à la grand-mère maternelle de François, Yolande de Sabran. Les Forbin-Gardane sont affaiblis, les Villeneuve mécontents.

Claude est le nouveau seigneur de Gardane (1548). Pas pour longtemps, car il est malade et meurt avant 1550. Il a épousé Madeleine de Grimaldi en 1547, et en a eu un fils, Jean Baptiste, en 1548. Pour la petite histoire, il a eu aussi un fils bâtard, Gaspard. La veuve écrit au roi Henri II, à Blois, pour que celui-ci renonce au droit d’aubaine. En effet, Madeleine est étrangère (elle est de Beuil, alors en Savoie). L’héritage revient au roi. Souvent, celui-ci renonce, moyennant une taxe de 5 %. C’est ce qu’accorde Henri II. Ainsi, en 1550, le nouveau seigneur de Gardane est un bébé.

 

Jean-Baptiste de Forbin

 

Un bébé puis un enfant précoce. A 18 ans, il épouse Désirée de Lenche, fille du très riche Thomas de Lenche (prononcer linjiu), fondateur de la Compagnie du corail (nous y revoilà) et du commerce avec Alger. Dès 1572, Jean-Baptiste est premier consul de Marseille.

Cette année-là éclate la Saint-Barthélemy. Il ne se passe rien à Marseille ni à Aix, car les chefs catholiques (Carcès, Vins, Jean Baptiste) n’exécutent pas l’ordre parisien. Ils reçoivent ensuite un contre-ordre. Le sud de la Provence est à forte dominante catholique, partagé entre modérés et extrémistes. Au nord d’une ligne Orange-Apt-Draguignan, les protestants possèdent des places et des troupes.

D’autres clivages sont tout aussi dangereux : Fidèles au royaume (Forbin) contre partisans de l’autonomie (Aix), ambitions personnelles, ambitions économiques, en particulier pour tenir le port de Marseille, Basse Provence contre Hte Provence, etc.

Jean-Baptiste va s’y frayer un chemin à la fois honorable et triomphant.

 

Avec son beau-père, il s’affiche partisan de la Ligue (catholiques extrémistes).

Alors les Razats (Protestants de Hte Provence conduits par les frères de Mauvans, le baron des Adrets, le baron d’Allemagne) viennent saccager ses terres de Gardane (1574). Ils ne prennent pas la ville, dont Jean Baptiste a ré haussé les remparts, mais le plat pays est ruiné.

« Si je meurs à Gardane, je veux y être enterré » dit-il.

Barthélemy de Thomas-Milhaud élève un fortin à 4 tours à Valabre, pour tenir le chemin.

Les Carcistes (Ligueurs, avec Jean Baptiste comme chef de l’infanterie) perdent à Cuers, Cabasse, Lorgues, Trans (1574), puis reprennent des places (1575).

En 1578, Henri d’Angoulême est nommé capitaine « des galères et armées de mer du Levant ». En 1579, il devient gouverneur de la Provence. Ce n’est pas un mince personnage. Fils naturel du roi de France Henri II et de sa maîtresse Janet Fleming, fille du roi d'Écosse James IV, il est le demi-frère du roi Charles IX. Ce dernier l’aurait chargé d'assassiner le duc de Guise (parce qu’amant de sa sœur la Reine Margot). En vain.

Le 24 août 1572, il a mission (avec le duc de Guise) d’assassiner Gaspard de Coligny. Ils se rendent chez l'amiral. Un capitaine frappe Coligny. Cela déclenche la Saint-Barthélemy. On éloigne Henri de Paris. Marseille et la Provence sont un cadre idéal. Le poète Malherbe s’attache à lui, le suit et s’installe à Aix.

En 1579, Henri, et ceux que l’on appelle « les politiques », donnent le pouvoir aux riches, aux forces vives de l’économie, ne favorisant en rien les extrémistes catholiques, très puissants à ce moment-là, mais nobles trop indépendantistes. Jean Baptiste, gros armateur et de tendance royaliste, se range aux côtés d’Henri, et s’éloigne des Ligueurs, dont beaucoup veulent appeler l’Espagne, sa concurrente maritime.

En 1580, une grave épidémie de peste ralentit les hostilités. Le pied à terre de Gardane, en mauvais état, sert un moment, pour fuir les miasmes de la grande ville (40 000 habitants).

En 1582, le vieux Carcès décède dans son lit, à Flassans. Son fils Gaspard et son neveu Hubert de Vins lui succèdent. Gaspard et notre Jean Baptiste sont la branche « française » des Ligueurs. Vins dirige la branche « savoyarde », car il appelle la Savoie en renfort.

 

{Protestant, ennemi de Vins, Marc Antoine du Mas, baron d'Allemagne, fait preuve de grands talents militaires et d’autant de cruauté, ce qui est banal à l’époque. Il s'empare de Fréjus (1585). Vins en profite pour mettre le siège devant le château d'Allemagne, où la baronne est seule avec sa garnison. Elle résiste 16 jours et son mari arrive, avec une armée protestante renforcée par celle de Lesdiguières, son cousin. D'assiégeant, Vins se trouve assiégé, coincé sous les murs du château. Il se sauve mais perd 1200 hommes et 18 drapeaux. Un dernier coup d'arquebuse frappe Marc Antoine à la tête et le tue sur le pont du château. Sa veuve préside à ses funérailles et fait exécuter sur sa tombe 11 gentilshommes prisonniers.

Le fils de Marc Antoine partage sa maîtresse avec le vieux Annibal de Forbin, seigneur de La Roque. S’ensuit un duel. On lie ensemble les 2 bras gauches. On donne un poignard aux 2 mains droites. Au signal, ils frappent et s’entretuent (1612).}

 

Pierre et Henri, deux des enfants de Jean Baptiste, sont reçus chevaliers de Malte (1586), moyennant un don. Cela présente deux avantages. D’une part, l’Ordre combat la barbaresque qui pille les navires marchands. D’autre part, ces cadets sont utiles à leurs aînés car ils renoncent à l’héritage. Au XVIIIième siècle, il y aura encore 3 Forbin-Gardane Ordre de Malte.

Pour contrer les politiques (Angoulême, Marseille, Jean Baptiste de Forbin), Vins et Aix montent un opposant au Gouverneur : Philippe Altoviti 1550-1586, simple capitaine des galères, mais époux de Renée de Rieux.

{Renée de Rieux, 1550-1606, maîtresse d’Henri III, baronne de Castellane, poétesse en français, fille d’honneur de la reine Catherine. Elle épouse un florentin de la Cour, Antinotti, mais le surprend dans le lit conjugal avec une maîtresse. Elle le tue d’un coup de dague (1577). Elle épouse un autre florentin, Altoviti, qu’Henri III fait comte de Castellane. A Aix, Altoviti devient consul et écrit à Henri III qu’Angoulême le trahit}.

Furieux, Angoulême veut tuer Altoviti. Un duel s’ensuit à Aix, le 1er juin 1586.

Altoviti reçoit un coup d'épée mortel, mais, en tombant, il perce le ventre d'Henri, qui meurt 7 heures plus tard.

 

{Signe des temps, tous les amants notoires de Renée de Rieux sont morts de violence : Henri de Clermont Tonnerre, tué au siège de la Rochelle à l’âge de 33 ans, Filippo Strozzi, tué par les Espagnols à l’âge de 40 ans, alors qu’il était leur prisonnier, son premier époux Antonetti, poignardé par sa propre main, son deuxième époux Altoviti, mort en duel contre le bâtard d’Henri II, et Henri III, assassiné par le moine Clément}.

 

Henri III fait assassiner le duc de Guise et son frère le cardinal. Le 5 janvier 1589 il est au chevet de sa vieille mère qui meurt dans la nuit. Il purge son gouvernement. Il éloigne en Provence le duc d’Épernon, bête noire de la Ligue parisienne, car modéré. Epernon est un personnage de grande ampleur. Mais autant Angoulême était fin négociateur, autant Épernon est brutal, instable. Il se met tout le monde à dos. Il repart pour le siège de Paris et laisse le pouvoir à son frère, La Valette.

Pendant ce temps, à Brignoles, on démolit la maison d’Hubert de Vins, qui ne paie pas ses impôts. On coupe 18 000 arbres fruitiers. Vins se venge et châtie Brignoles.

Il n’y a plus que 2 partis, acharnés l’un contre l’autre. Les modérés font alliance avec les Protestants. On les nomme les Bigarrats, avec La Valette, Épernon, pour le royaume. En face, la Ligue, avec Vins, la comtesse de Sault, Gaspard de Carcès, et, par force, Jean Baptiste.

Les 25-26 juin 1589, un grand combat oppose Vins à La Valette, devant Grasse. Jean Baptiste se distingue à la tête de l’infanterie catholique, mais Vins est tué.

 

{Le Logis du Pin était une des plus anciennes auberges de France. Hubert de Vins y logea pendant que ses compagnies mettaient à feu et à sang les villages de la Martre et de Châteauvieux. En 1578, Vins pille le village de Callas. Plusieurs habitants sont rançonnés ou égorgés. En avril 1579, les habitants de Callas se vengent. Ils assassinent le seigneur de Bargème, puis ses 3 fils. Le petit-fils, Antoine de Pontevès, sera tué au cours d'une messe en 1595. Le 4 septembre 1589 a lieu la plus sanglante bataille dans l'histoire de Bouc. La garnison est fidèle à Henri IV. Vins assiège Castrum Bucco, mais les troupes d'Autric des Mées refusent de se rendre. Un nième assaut échoue, quand un coup d'arquebuse tue Autric des Mées. Vins fait pendre toute la garnison, y compris Autric}.

 

Henri III et Henri de Navarre (futur Henri IV) se rencontrent au Plessis-les-Tours le 30 avril 1589. Troupes royales et troupes protestantes s'unissent alors pour combattre la Ligue.

Les deux rois plus Épernon ont une armée de 45 000 hommes. Ils s'apprêtent à assiéger la capitale, tenue par le Ligue.

Le 2 août 1589, au château de Saint-Cloud, Henri III est assassiné. Mourant, il demande à Épernon de se rallier à Henri de Navarre. Mais Épernon retire ses troupes. Il était le mignon d’Henri III le plus influent (avec Joyeuse). Il s’est jugé mal récompensé des efforts qu'il a fournis en Provence pour la maintenir royale, et il hait les protestants.

D’autant qu’Henri IV n’obtient la soumission de Charles de Guise qu’en le nommant gouverneur de Provence et amiral du Levant. Épernon, dépité, retourne en Provence, très jaloux de Guise. Henri IV le rappelle. Il se révolte et dévaste le pays d’Aix.

Jean Baptiste participe à Aix à l’assemblée des Seigneurs de la Province, le 24 janvier 1590. Lui et tous ses cousins Forbin se trouvent à une sortie faite le 6 juillet 1590 contre Épernon, par la ville d’Aix, vers Saint-Eutrope. Il s’éloigne des extrémistes (Parlement d’Aix), et passe aux modérés (Charles de Guise, Épernon, Marseille, Gaspard de Carcès), bien qu’ils refusent Henri IV et en appellent à l’Espagne. Carcès est nommé gouverneur de Provence par le contre pouvoir modéré et installe un contre gouvernement à Pertuis. Épernon mène les Bigarrats, qui vont être la bête noire de la comtesse et Sault et de Casaulx.

 

Après ces nombreux évènements, faisons un point sur Jean Baptiste de Forbin.

Il vit tantôt avec la soldatesque, tantôt à Saint-Marcel, tantôt dans sa maison de Marseille (ancienne rue du Siam, détruite par les Allemands), tantôt chez ses beaux-parents (place de Lenche). Car son épouse passe d’une grossesse à l’autre (en tout 11 enfants). Il fait partie de l’aristocratie marseillaise et s’emploie à dynamiser le port, pour le grand commerce. Ses naves rivalisent avec celles de Gènes et de Barcelone. Il ne néglige pas Gardane. Il veille à ce que ses cultures soient bien entretenues, mais il n’y voit qu’une source de profit. Pour les habitants, il est comme les autres, un prédateur. Cependant, le fait que sa veuve et ses fils investiront à Gardane, montre une certaine confiance, et un sentiment pour le domaine.

Jean Baptiste est plongé dans le chaos des raids guerriers et des assassinats. On  discerne quelques caractéristiques :

  • C’est un aristocrate, riche, tourné vers la mer, le commerce,

  • Il est marseillais, coupé du monde de la vieille noblesse terrienne du Parlement aixois. Il veut que Marseille soit le grand port du royaume pour la Méditerranée.

  • Par son éducation, sa famille et ses alliés, il ne conçoit pas le protestantisme. Il ne conçoit pas non plus la contestation du royaume, l’appel à l’étranger,

  • Il est intelligent, actif, courageux, bon soldat, sincère avec ses convictions. Il a collaboré avec Angoulême, mais il n’aime pas Épernon.

 

En 1590, un nouvel homme fort émerge, né de la situation à Marseille. Le pouvoir y est aux mains des armateurs (Jean Baptiste) et des Royaux (Épernon), mais le peuple est hostile, franchement catholique, attaché au statut spécial de la ville. Vins y avait poussé un homme, Casaulx. Celui-ci attaque Marseille avec 1200 Marseillais, échoue, et pille Saint-Marcel et Aubagne. Soutenu par la comtesse et Saulx et la Ligue, porté par la foule, Casaulx prend Marseille en février 1591. Il bannit les politiques et les Bigarrats, confisque les biens. Savoie et Sault sont reçus avec les honneurs. Casaulx part chercher de l’aide en Espagne. Il revient avec un projet de dictature, qui fasse de Marseille une ville indépendante (avec l’Espagne derrière, et peut-être devant). Il est Consul (octobre 1591).

Jean Baptiste vit avec l’armée de Carcès. Le 15 décembre, Savoie perd la bataille de Vinon contre La Valette, et se retire. La Valette sera tué en février 1592.

Carcès et Jean Baptiste viennent à Gardane avec 1400 arquebusiers et 400 cavaliers, pour préparer l’attaque de Marseille par la porte d’Aix. C’est le sort : Les villages doivent héberger la soldatesque, de quelque parti qu’elle soit. Les chevaux broutent, les troupiers sont nourris et couchent avec la chèvre. Le 5 août 1592, les barils de poudre explosent avant d’être posés contre la porte. Alerté, Casaulx fait une sortie victorieuse.

Carcès est nommé gouverneur de la Provence par Paris. Épernon revient en Provence et attaque aussitôt Marseille. Il échoue, et fait pendre 35 personnes à Roquevaire.

Casaulx réussit à nourrir et à moderniser la ville (Hôtel-Dieu, hôtel des Monnaies, imprimerie, Cour de justice). Cet homme a de grandes qualités, mais il roule pour lui, et pour un pays ennemi.

Le 28 juin 1593, le Parlement de Paris reconnaît Henri de Navarre comme héritier légitime de la couronne. Navarre se convertit au catholicisme le 25 juillet. Carcès et le Parlement d’Aix restent ligueurs. Alors Épernon assiège Aix. Jean Baptiste se fait remarquer pour son brio lors d’une sortie vers Pont de Béraud (1593).

Le sacre d’Henri a lieu le 27 février 1594, et les choses s’apaisent. Reconnaissance du Parlement d'Aix. Épernon se soumet. Paris demande au duc de trouver les conditions d’une trêve générale et la fin des divisions qui règnent en Provence. Le 9 septembre 1594, Épernon participe à une assemblée des principaux Seigneurs de la Province, dont les Forbin. Les partisans de la soumission au roi et du retour à la paix progressent. Jean Baptiste se rallie et entraine tous les Forbin, même ceux qui collaborent avec Casaulx.

Il est député de Marseille auprès d’Henri IV en 1595 et obtient des garanties pour le port.

Mais à Marseille, Casaulx rejette toute discussion et en appelle à l’Espagne.

Pour abattre Casaulx, il reste le complot. Le roi et Charles de Guise s’y emploient.

Le 17 février 1596, un corse de la troupe de Casaulx, surnommé Libertat, tue son maître.

Pierre de Libertat est fait immédiatement viguier de la ville, en 1596 et 1597.

Épernon revient en triomphateur, mais le roi a la sagesse d’envoyer aussi Guillaume du Vair, à qui il confie la Cour de justice de Marseille. En fait, c’est le correspondant du roi.

Ce prélat est un grand juriste, un homme lettré, pétri de culture grecque et latine, et, surtout, un très grand orateur, ce qui importe fort à l’époque. Il s’entoure des esprits les plus sains de la ville. Il apaise les passions entre les extrémistes, pacifie la Provence en obtenant l’allégeance des Ligueurs. Jean Baptiste de Forbin devient un soutien majeur. Du Vair sera un bienfaiteur de la ville. En 1596, rien n’est fait. Épernon veut enlever le parlement d’Aix par la force. Le 23 avril 1596, Jean Baptiste, chef de l’infanterie, commande l’attaque du Pont de Béraud et passe les premières barricades. Épernon se retire. Jean Baptiste se bat aussi à Toulon, pour le roi.

Une épidémie de peste sévit en 1598.

Du Vair devient premier président du parlement d'Aix (22 mai 1599), et quitte Marseille en laissant le pouvoir de fait à Jean Baptiste. Du Vair va essuyer les assauts de l'archevêque d'Aix Paul Hurault de L'Hospital, car il fait passer la justice royale au-dessus de celle de l’Eglise. Il gagne sur tous les terrains, les extrémistes désirant maintenant la paix.

Cette pacification permet à Marseille de créer une chambre de commerce, la première de France (1600), où Jean Baptiste officie. L’édit de Nantes est enregistré par le Parlement d’Aix le 10 août 1600. Le 5 octobre, publication du mariage par procuration du roi avec Marie de Medici, nièce du grand duc de Toscane. Elle débarque à Marseille début novembre, accompagnée de 2000 Italiens. Henri IV a désigné les 2 personnes qui doivent l’accueillir : Jean Baptiste, qui fait défiler les troupes, et la marquise Antoinette de Pons.

{L’accueil est si réussi que Marie demandera un tableau à Rubens sur ce sujet. A l’occasion de l’entrée à Aix, Malherbe déclame une ode à la reine. Elle arrive à Lyon le 3 décembre 1600. Le roi, préoccupé par la guerre avec la Savoie, ne la rejoint que le 9 décembre et le mariage est aussitôt consommé. Le légat pontifical, le cardinal Aldobrandini, célèbre le 17 décembre une messe à la primatiale (cathédrale Saint-Jean) afin de solenniser le mariage. C’est l’occasion de bals, de festins et de feux d’artifice}.

Les temps semblent enfin heureux. La concorde garantit la paix. On va s’occuper de prospérité. Jean Baptiste a la confiance de du Vair et le pouvoir sur le port.

Mais il perd la santé, et meurt à Marseille en 1601, en pleine gloire, à 53 ans.

{Epernon est dans le carrosse du roi, lors de l’assassinat (14 mai 1610). De plus, il connaît Ravaillac. C’est une piste. Une autre est suggérée par l’aixois Nicolas Peiresc. Il a deviné un complot par les Italiens et en a averti le roi. Plus tard, Louis XIII fait assassiner Concini. Aujourd’hui, ces pistes demeurent.

 

Postérité de Jean Baptiste de Forbin-Gardane.

 

De ses 11 enfants (Antoine ; Pierre ; Henri ; Hélène ; Renée ; Charles ; Marguerite ; Honorade ; Blanche ; Diane ; Alphonse), Jean Baptiste a placé ses fils dans la Royale, flotte militaire en Méditerranée. Antoine est 1er Consul de Marseille en 1612, seigneur de Gardane, lieutenant des galères, commandant des Mousquetaires. Son frère cadet Henri le provoque en duel et le tue. Henri va se réfugier à Venise, mais il est arrêté et décapité (1628). La seigneurie de Gardane passe à Charles. Les épidémies redoublent et il est souvent à Gardane. Il y établit son testament, devant le notaire Turcat.

Tableau partiel des liens qui unissent les Forbin-Gardane aux marines militaires.

* : Lieutenant des galères du roi ; Corsiva: Chevalier de Malte ; MAJUSCULE : Seigneur de Gardane

 

                                            JEAN BAPTISTE DE FORBIN + Désirée de Lenche

 

 

ANTOINE*                        Pierre                     Henri                                    CHARLES* + Claire de Salomon

 

 

Gaspard*             Louis                                                   PIERRE*              Germain*                             Charles

                              1610-1690

                                                           Gaspard*             Louis*                   JEAN*                 Claude*

 

Réfugiée à Gardanne, Désirée de Lenche achète une bande de terre entre le ruisseau et le rempart, qui est en démolition. La « lice Saint-Pierre » devient le « quartier de Lenche ». Son petit-fils Pierre est chef d’escadre de la Royale. Il édifie à Gardanne une bastide d’été, aujourd’hui 27-29, rue Puget, dans laquelle naitront ses enfants (1650). C’est, à ce moment, la seule maison de Gardane à posséder une cour et une écurie, la première à tourner sa façade vers la lice, autrement dit le soleil. Louis d’Antoine, et ses fils Gaspard, Louis et Claude, seront de grands marins, de grands serviteurs de Louis XIV.

Ils seront aussi, surtout Jean et Claude, des bourreaux pour la ville de Gardane.

 

 

 

 

 

Henri IV

Vie de Marius Blanc

 

 

Un bénévole de l’Hôtel-Dieu de Marseille, me trouve sur le perron, le 3 février 1807 au matin. J’ai trois jours, je suis enveloppé dans des chiffons, je suis rouge de froid. Cet Hôpital recueille ainsi plus de 400 nouveau-nés par an, et cela depuis un siècle.

Ces choses-là se font. Dans l’affolement du désespoir, les filles abandonnent l’enfant à la porte des églises, espérant lui offrir une chance, qui, sans cela, n’existerait pas.

Les infirmières me donnent les premiers soins, des nourrices passent, dans cette nurserie de 100 bébés. A mon poignet, l’étiquette Louis Marius.

L’établissement a une particularité : Il n’est pas religieux, mais municipal, fondé par Guillaume du Vair sous Henri IV, tenu par des laïcs, géré par 6 recteurs élus. Grâce aux donateurs, il fonctionne en hospice et en hôpital.

Le cheminement habituel de ces enfants trouvés est un placement dans une famille nourricière, qui reçoit un petit salaire en dédommagement. Vers 7-8 ans, un inspecteur vient juger l’enfant. S’il le considère apte, il le ramène à l’Hôtel-Dieu. Il sera éduqué, pour devenir infirmier, cuisinier, marin, etc. S’il doute de ses dons physique ou intellectuel, il le laisse à la famille et arrête les versements. L’enfant est alors soit abandonné (départ à l’orphelinat), soit adopté par cette famille.

Vers l’âge de 3 mois, ne connaissant que mon pouce, je suis placé en nourrice sous l’identité de Marius, de l’hôpital de Marseille, dans une famille de Barret-le-Haut, un hameau de montagne, perdu au-dessus de la vallée de la Méouge, département des Hautes-Alpes. Nombre d’enfants trouvés aboutissent dans ces lieux, où les familles sont pauvres et repliées. La Révolution a donné des terres dans ce désert, et la vallée s’est peuplée de courageux. Les propriétaires manquent de manouvriers. Ils attrapent la maigre rémunération, et imaginent une issue complémentaire, qui consiste à garder l’enfant, après 7-8 ans, comme valet de ferme. C’est une tutelle à vie, des bras utiles en ce pays hostile.

 

Ma famille adoptive n’est pas des plus pauvres. Jacques Armand, 57 ans, est propriétaire d’une ferme toute neuve, avec prés, chèvres, moutons et bois. Mais il est veuf et n’a qu’un seul fils, Jean Paul. Or, en cette année 1807, Jean Paul épouse Marie Truchet et peut se porter candidat à l’accueil d’un enfant. J’arrive à Barret dans l’air floral du mois de juin.

 

Les enfants placés subissent souvent un sort douloureux : Tau de mortalité énorme, brimades, coups, absence de tendresse, ce qui donne des enfants perturbés, facilement accusés. - Ces petits abandonnés, tous de la mauvaise graine, on n’en tire rien !

Ce n’est pas mon cas. Je tombe bien. Jean Paul et Marie me traitent comme un véritable fils. Mon enfance reçoit les attentions familiales normales, et aussi l’éducation du paysan, de la nature, du sauvage, du sacré de ce monde.

 

Pour mes 7 ans, le représentant de l’Hôtel-Dieu vient nous rendre visite. Je ne sais pas qu’il peut me ramener à Marseille, pour faire de moi un surveillant, un comptable. Il ne trouve pas d’aptitude intellectuelle et propose l’adoption ou l’abandon. Papé Jacques, en sa qualité de maire (maire désigné 1813-1818), décide de me garder. Je comprends que je reste à Barret, à ma plus grande joie, car je ne connais que çà.

Jacques a un seul héritier, sa petite fille Mélanie, née en 1813. En cas d’adoption, je deviens postulant pour moitié, sans posséder une goutte du sang des Armand. Alors, il décide l’abandon. Mais avec corde de rappel : Je serai domestique chez Jacques Armand, doté d’un patronyme personnel : Mon nom est Blanc, ce qui signifie pur, enfant du Bon Dieu, désignation fréquente dans nos Alpes. J’ai connu 4 Blanc, dont une femme, dans ce même cas, pour les seuls villages de Sante-Colombe, Barret et Pomet, soit 500 habitants en tout.

 

Ma vie s’engage sur cet adret de la montagne de Chabre, le long des 3 km qui séparent Barret de Pomet, en regardant de haut la vallée de la Méouge. Je surveille les chèvres dans la lande, mais je les laisse monter, monter, jusqu’à la crête (1330 m), à la recherche d’une herbe rare qui leur plait. J’ai jusqu’à 3 fois les 2 mains de chèvres. Mais à la saison des chevreaux, Papé vient avec moi et nous restons dans la lande. Il suffit de le dire à Coco, le chien.

A 10 ans, je suis confronté avec une disparition. Mon ami Médard, un enfant de mon âge et de ma situation, trouvé à la Saint-Médard à l’hospice de Sisteron, est enterré. Puis meurt ma petite sœur Mélanie Armand. Je sens le Papé inquiet. Pour lui, les morts sont des ruptures de transmission, du passage de flambeau de générations en générations, qui permet la survie et le progrès de l’humanité. Papé n’a plus de petits enfants.

 

Notre curé enseigne que cette région a été aménagée par l’abbaye de Saint-André-les-Avignon (XI-XIIIièmes siècles), et qu’elle est restée terre d’Eglise jusqu’à la Révolution. Je comprends que siècles c’est plus vieux que Papé, et qu’Avignon est parti après la Révolution. En bas, Barret-sur-Méouge possède encore 6 églises, et mon ami Charles Dupuy porte le surnom de Chapelle, parce qu’il se loge dans une chapelle abandonnée.

J’en veux au curé. Cette montagne n’a rien d’Avignon, mais tout de Papé et de moi, car nous seuls connaissons les 9 ravins, la cache des buissons, les carrés de bruyères, l’amitié des arbres. Je la parcours avec mes chèvres (Chabre = chèvre). On me laisse parfois les moutons, qui sont plus délicats à nourrir. L’ancêtre m’apprends à voir le temps, à suivre une trace, à poser un piège, à trouver les champignons, à nettoyer un sabot, à fouler avec les mules. Je parle le gavot. Je ne saurai jamais lire ni écrire, ni parler français. Mais je sais parler aux bêtes, aiguiser une fau, irriguer un pré, monter un muret, préparer l’hiver.

En 1827, à 20 ans, on me dit que Barret doit fournir un soldat, et que je suis le seul possible. Je parts pour 7 ans. En général, ceux de mon cas ne reviennent pas. Moi, je me jure de revenir. Juste avant, naît l’héritier, Jacques Armand, prénommé comme son grand-père.

J’en vois, des choses ! De Sisteron, on nous fait descendre -à pieds, faut-il le dire ?- à Aix, caserne Vauban. C’est une sorte de tombeau, un emprisonnement de murs, à l’est de la ville (actuelle Ecole des Arts et Métiers). Les habitants se tassent à l’intérieur de remparts et ne semblent pas travailler. La campagne est vide, sauf quelques bastides. Je me dis qu’à Barret nous avons mieux. Nous allons au champ de tir au pied d’une montagne complètement aride, dont personne de voudrait. Heureusement, ils ont 2 plaines aussi bonnes qu’à Laragne : Saint-Cannat et Trets. Ils parlent provençal, et je comprends. J’entends discuter du roi. Des journaux en disent du mal, et il parait que cela est grave, d’autant que des Aixois sont les rédacteurs (Borély, Thiers, Mignet). J’aurais préféré des nouvelles de mes chèvres, de la pousse du foin, et d’une jeune fille de Barret.

 

A Montpellier, nous faisons une digue. Dix mains de tombereaux, alors qu’à Barret, nous n’avons qu’un bœuf dans tout le hameau, pour l’araire. Nous restons entre gavots, sinon on ne comprend plus, car il en est venu du Nord. Un beau jour, nous partons à pieds pour Port-Vendres, par des journées entières à travers les vignes. Des riches, quoi. On prend le bateau. La grande mer, je n’aime pas çà. Les hommes, c’est la terre. Ce qui me rassure, c’est que nous sommes plusieurs bateaux. Quand nous atteignons un port, certains sont envoyés devant, et tirent des coups de feu. Nous avons pour mission de garder des prisonniers. On ne leur veut pas de mal, mais ils se détournent, et parlent un jargon insensé. Quand le commandant nous désigne un meneur, nous tirons sur lui, devant les autres. Pendant les marches, je vois des gens plus pauvres que nous, et qui ont très peur. Nous patrouillons maintenant dans une grande ville, Alger. Rien que des murs de terre. Ici, ils se cachent du soleil. Les femmes portent de belles couleurs dans leurs étoffes, mais elles s’enveloppent pire que nos vieilles en deuil, et sans deuil. Le capitaine dit que la population est contente, parce que nous chassons les Turcs. Moi, je ne vois que du mal. En tout cas, nous, les soldats, nous souffrons. On ramène tous les jours des morts.

On nous propose de rester ici, autour d’Alger, en nous donnant une terre, mais je choisis de rentrer. Mon chez moi, c’est la Méouge … Ici, tout m’est étranger.

Il faut tirer encore 2 ans, dans une caserne appelée la Part-Dieu (Lyon). Que c’est beau, une ville ! De grandes maisons, très bien faites, des gens bien habillés, des artisans partout.

Mais soudain, discipline de fer. La Garde nationale nous rejoint et nous partons en peloton au Pont Morand. On nous tire dessus et nous ouvrons le feu (22 novembre 1831). Depuis les toits, on nous envoie des tuiles. Du sang partout. Nous nous replions, retraversons le pont, en laissant 100 morts et 263 blessés. Nous devons rester enfermés dans la caserne, parce que les Canuts révoltés ont pris toute la ville. Ils ont eu 500 morts. Si c’est çà une ville, je reste dans ma campagne. Le 5 décembre, on ouvre les portes de la caserne. On nous dit que le fils du roi a libéré la ville. Le lendemain matin, on nous place sur une file, tout au long d’une rue. Pluie battante, pas le droit de bouger. Finalement, alors que la nuit tombe, passent en calèches le maréchal Soult et un tas de hauts personnages. Mon voisin dit qu’il a vu le duc d’Orléans et l’archevêque.

On nous change de ville par crainte de représailles, parce que nous sommes allés au feu. Me voici à Châlons-sur-Saône. Nous sommes des milliers à attendre, à être inutiles. A Barret, la vie dure sauve, nourrit. Dans les casernes, la vie dure gaspille, perd son temps, abrutit.

Le 5 juillet 1833, alors que je taille ma quille, nous sommes le service d’ordre d’un enterrement, dans le tout petit cimetière d’un hameau. Le Mort devait être quelqu’un, car arrivent beaucoup de monde, beaucoup de chevaux. Le bruit court qu’il a inventé la photographie, mais je ne saurai jamais ce que c’est. L’important c’est qu’on me libère.

 

Je mets 12 jours pour rentrer à pieds à Barret. Au 12ième, je m’attends au plus beau jour de ma vie, mais j’apprends la mort de ma mère (Marie Truchet, 1792-1833).

Me revoilà parmi les bois, les foins, les veillées. Papé Jacques a 84 ans, il est grand-père de Jacquot, 7 ans. La servante Appolonie Espandieux, I5 ans, s’occupe d’eux. Nous sommes 4 domestiques. Par l’âge, vient Pierre Eyssartier, 36 ans, Chapelle Charles Dupuy, 34 ans, qui restera vieux garçon, François Aubert, le berger, 30 ans, et moi, avec mes 27 ans, je suis le seul à avoir été soldat, mais pas le seul à être sans famille.

 

Dans notre Méouge, on se connaît tous. On se donne un coup de main pour faucher, pour moissonner, faire les amandes ou mener un verra à la truie. On regarde les filles. Les filles regardent ceux qui ont un peu de biens, à moins qu’il se passe attirance entre pauvres.

A Pomet, je travaille parfois pour Jacques Dupuy, veuf d’Elisabeth Maguet (1791-1818). Il a planté des lavandes entre ses amandiers. Sa fille, Elisabeth Dupuy, de 8 ans plus jeune que moi, me laisse faire mes 4 volontés. Parti idéal, car accepté par le père. - Parce que tu es droit et travailleur, me dit-il.

Jean Paul Armand m’encourage, mais souhaite que je reste à Barret, où il a besoin de mes bras. On se presse un peu, car Lisa est en ceinte. Le 31 juillet 1839, j’épouse à Pomet Elisabeth Dupuy. Je fonde une famille ! Il n’y a plus que de l’avenir !

Nous logeons à Barret, dans la grande bastide. Félicité naît en pleine froidure (février 1840). Aux fleurs des prés, Papé Jacques Armand, l’ancêtre, nous quitte (mai 1840). Un air de tristesse couvre les pentes et l’horizon, car Papé n’y habite plus, et son savoir non plus.

 

Jacques Dupuy nous réclame. Il veut que nous nous installions à Pomet, avec lui, maison Maguet. Vu son âge, il a l’intention d’ouvrir un café au rez-de-chaussée. Je m’occuperai des moutons et des amandiers. Un charreton que je tire à bras suffit pour déménager.

Ce village est particulier. Il est au bord d’une falaise, difficile d’accès et sans eau. La bonne terre est rare, et réservée au blé, qui accepte la sécheresse, comme l’amandier. Sur le plan, les anciens ont installé un grand verger de poiriers et d’amandiers. On porte les poires à Laragne, et les amandes à Montélimar, en une expédition de 4 jours. Ce qui ne rebute pas un montagnard. Voyez-le à l’œuvre : Il ne peut faire ses légumes et ses foins qu’à la sortie des gorges, en bas, vers Châteauneuf. Il remonte alors le tout, sans oublier le vin, par un sentier taillé au flanc de la falaise, où passe tout juste un petit chariot à 2 roues. Malgré ces conditions difficiles, Pomet compte une population de 260 habitants, depuis toujours dit le maire François Abel, qui regarde de très vieux papiers. Le village arrive à 30 maisons, autour de l’église, la maison Maguet étant carrément contre. Les hameaux sont dispersés dans les landes, les pâtures et les champs de blé, à 1 h de marche (Le Brusq, Le Villard, Piloubeau, le Forest). Le Brusq a plus d’habitants que le chef lieu communal, et il tient les meilleures terres.

Notre plus gros problème, c’est l’eau, car rien ici ne retient la pluie. Tout se précipite dans des ravins pour se donner à la Méouge. A 400 m du village, le Rif n’a pas toujours assez d’eau. Plus loin, l’Ardière est mieux fournie, et dotée d’une priou (retenue pour plonger les seaux). L’âne de Joseph Aubert rapporte 60 litres et fait 3 à 4 voyages par jours, ce qui suffit au village. Mais Joseph est meunier, et quand il fait tourner son âne, c’est aux femmes d’aller à la priou. Le pain et l’eau, cela assure l’essentiel, avec le cochon. Le mouton aussi, car une demande nouvelle porte sur la viande de la race Savournon. Avec Jacques Dupuy, nous menons 300 bêtes. On voit où paissent les agneaux, car nous dégageons les pâtures de leurs pierres, en amassant de gros clapiers. Il paraît qu’ils le font encore plus en Baronnies.

Heureusement que le mouton se met à rapporter, car les amandiers sont malades et produisent de moins en moins. Certains les remplacent par de la lavande. J’ai appris à tondre, et la commune a 2 cardeurs de laine, Alexis Armand et Jean Maire. De quoi acheter un pantalon en velours à Laragne.

Une bonne partie du terroir est découpée en petites parcelles, qui sont des terres sans privilèges, données par ce fameux Avignon pour attirer la population. On dit Champ franc. Et nous avons les lots des Dupuy et des Maguet. C’est rude, mais tu es chez toi. J’ai vu la France et l’Algérie. Pomet est un paradis, où rien n’est anonyme, où tout est pour le bien. Ici on s’entraide, on partage, et tout le monde y gagne.

Le 5 novembre 1842, naît notre Séverin. Ce jour-là, le Conseil municipal décide d’amener l’eau au village, par un conduit branché au torrent de l’Ardière. Ce sera fait en 1843. Désormais, sur la place, la fontaine chuchotera de glouglous et de bavardages.

Arrive notre Rosalie (1845). Mon beau-père aurait préféré un garçon. – Les filles, ça part chez le mari, et eux s’en vont dans la vallée, ou en basse Provence. Le garçon, il garde sa terre, c’est la fille qui vient chez lui … Jacques Dupuy était pourtant parti de Saint-Pierre-Avez pour Pomet. Mais il était cordonnier : Il est allé où les pieds étaient plus nombreux.

Assez nombreux pour nourrir 3 cordonniers, Pierre Turrier et François Vernet avec lui. Ici, pas de sabots, mais de bonnes chaussures hautes, cloutées. Tu passes partout, même où sont les vipères. Tous ont quelques parcelles, des récoltes, des bêtes. Cultivateur, artisan, berger, transporteur, nous sommes un peu tout cela à la fois.

Et le soir, nous faisons les galants. Je me fais souvent plaisir avec ma Lisa. Elle, elle dit que c’est juste pour avoir des enfants, parce que le curé l’a expliqué aux femmes. Le Seigneur l’a entendu, peut-être parce que nous habitons contre l’église. Nous avons eu Marius Désiré (1847) et Hippolyte (1853). En 1856, Jacques Dupuy a pu mourir rassuré, il avait la continuité pour ses biens. Heureusement, il n’a pas vu le déclin que nous allions vivre.

Nous avons eu en tout 7 enfants, car viendront encore Aimé et Scipion, mais ils mourront à 11 et 10 ans. Pour un mort, il y a une naissance. Lisa et moi prenons en nourrice Tancrède Thomas, de l’hôpital de Marseille. Il ne vivra pas, et nous prendrons Marius Chauvin en 1860.

Quand nous sommes arrivés, il y avait 10 enfants trouvés, mis en nourrice ici à Pomet. Aucun ne sera un Marius Blanc. On les placera plus tard domestiques dans les plaines, avant que les machines n’arrivent. Un beau jour, on les gardera en ville, dans des orphelinats.

 

Mon Séverin est un sauvageon. Il court jusqu’à Piloubeau, au ravin de l’Eau fondante, à Serre Provensal, ou bien tout en bas, au méandre de la Méouge, entre les falaises. Monsieur Picoul, désigne ce lieu comme étant un ancien cimetière, sur le tertre au milieu de la boucle, car la nature montre là une prouesse, digne certainement de l’esprit.

Je me demande comment ils faisaient avant contre les attaques des loups. Nous, nous avons de bons chiens, des mâtins de Colmars, et aussi des fusils. Nous rentrons les bêtes dans de vrais bâtiments. Vous savez ce que répond l’instituteur ? – Du temps des moines, ils faisaient des pois chiches, avec un seul bœuf, qu’ils ne laissaient jamais. Nous, nous sommes tournés vers la chèvre et le fromage, vers le mouton et le gigot, et nous faisons les loups, malgré des battues de 3 jours. Un poète a écrit sur la mort du loup, savez-vous ?

Je suis étonné. Moi j’aurais écrit sur la mort de Papé Armand.

Dans nos Alpes, il est fréquent de placer un enfant au séminaire. Je l’envisage, parce que je mise sur une éducation que je n’ai pas eue. Le curé et l’instituteur m’assurent des aptitudes de Séverin. Mon épouse s’extasie à l’idée que son fils soit habité par Dieu. Les choses du cœur et de l’esprit m’attirent. Dieu est-il au bout du paysage ? Je ne sais pas écrire mon nom, mais je communique ce que je crois : Mon horreur de l’armée, mon respect pour l’instituteur.

Séverin part à 13 ans au séminaire de Gap.

Je discute souvent avec Jean Pierre Picoul, qui fait école. Moi, je crois que Dieu aime la nature sauvage et l’homme libre. Un torrent n’est jamais médiocre, un épervier jamais hypocrite, la course du soleil jamais infidèle … Il approuve et ajoute : Vous avez vu la guerre, les révoltes. L’organisation des foules, de l’économie, et du futur, tout cela n’est pas au point. Seule la nature aménagée donne une image accomplie. Le reste est une fuite en avant.

Tati Jeanne, sœur de ma belle-mère Lisa Maguet, nous quitte (1860). Elle vivait avec nous, dans cette maison où elle était née. Elle n’avait rien connu d’autre. Et rien ne lui manquait, pour faire ses confitures, ses bas de laine, ses dentelles.

Ma fille aînée Félicité se marie avec François Vernet, fils du regretté René, à 2 maisons de la notre (mars 1863). Ils seront parmi les derniers à passer leur vie entière dans ce lieu fait pour la mentalité des anciens. Depuis quelques temps, des maisons ferment. Des saisonniers ne remontent plus. Ils descendent en basse Provence pour la moisson, ou bien aux vendanges, ou encore pour arracher la garance. C’est bien payé. Maintenant, certains jeunes disent que c’est plus facile en bas, qu’on n’y mange pas que des fèves. Tant que ce sont des enfants en trop, ça permet de ne pas diviser le bien, mais aujourd’hui, des propriétaires partent aussi.

Nous sommes moins de 200, et le maire enregistre plus de décès que de naissances. Je crois que nous sommes le bon nombre. Malgré le reflux, les Abel, Armand, Dupuy, Maguet, Truchet, Vernet, et surtout Moullet, sont encore nombreux, qui sont probablement les familles fondatrices. Et nous, les Blanc, sommes là aussi, en relais de ces montagnards.

 

En 1864, Séverin avoue à son supérieur sa répulsion pour le séculier et pour la mission. Et le supérieur d’approuver :

– Tu n’es pas fait pour prononcer les vœux. Tu n’as pas de discipline, pas de soumission. Tu peux renoncer, en restant encore un an à travailler gratuitement, pour payer ta dette.

Et donc, en 1865, Séverin nous rejoint, libre. Je suis heureux. Il retrouve la famille, Chabre, la religion des bois et des landes, et il est instruit. De plus, il évite le service militaire, son frère cadet Marius étant déjà sous les drapeaux. Marius a tiré un mauvais numéro. Normalement, tu as une chance sur deux, mais il y a tant de défections, que le maire a du mal à obtenir son quota. Alors, il met très peu de bons numéros. Si tu ne désertes pas, tu tires mal.

Séverin est en âge de trouver une épouse.

– Prends-là pauvre, mais travailleuse, conseille ma Lisa.

– Je crois que c’est pareil, Lisa : Un pauvre ne peut que travailler …

Il prend la fille du cardeur de Châteauneuf de Chabre, notre chef lieu de canton, une pauvre justement. Séverin portait de la laine à ce Casimir Michel, qui a 2 filles.

Le 5 avril 1869, il épouse à Pomet Célinie Michel.

 – Il te fallait une femme, Séverin, pour te poser les pieds parterre. Soit bénie, Célinie !

Mais là, une déception me prend. La famille Michel signale un fermage libre dans la plaine. Une belle terre, commune de Montéglin, hameau de Beauvoir. Au nord, la forêt de Beaumont permet l’élevage des chèvres, la recherche des noisettes, des champignons et des baies. Mais enfin, c’est quitter Pomet ! Séverin serait ici une figure, maire certainement, et il part trimer à Beauvoir. Comme l’eau, il descend, alors qu’il ne sait rien du paysan d’en bas.

Marius peut bénéficier de la loi de 1868, qui ramène le service 5 ans. Mais il s’engagera et embrassera la carrière militaire (1872), pour désengorger la maison de Pomet. Il ne se voit pas d’avenir dans la montagne. C’est comme si j’étais resté à Alger. C’est dur pour nous.

Les colporteurs disent qu’il y a la guerre dans le Nord. Le bruit court que les Prussiens pourraient venir jusqu’ici. Tout le monde est soulagé quand on annonce qu’ils sont partis. Paris n’a plus d’empereur, mais une République. Normalement, ça ne change pas notre terre, sauf que François Jouve y est allé mourir soldat, pour rien.

Au tour de ma Rosalie de convoler. Elle travaille comme simple domestique à Sisteron, et elle envisage d’épouser Maximin Moullet, qui a 3 ans de moins, propriétaire au hameau du Brusq. Le père exige une dot. Nous les Blanc, n’avons rien, sauf notre fierté, et Rosalie aura sa dot. Seul Séverin est en situation de signer un engagement de 6 mois de travail sans salaire, chez les Moullet. Je suis trop vieux, Hippolyte trop jeune, et Marius est aux armées. Séverin signe. Maximin se montre raisonnable : - Installes-toi à Beauvoir, Séverin, on verra plus tard.

Hippolyte épouse une fille de Ballons, Philomène Plat (1877). Ils restent à Pomet, à ma grande satisfaction. Et ils ont vite 2 garçons, Zéphirin (1879) et Marcellin (1882).

 

Fin novembre 1879, sous la pluie, nous enterrons ma Lisa dans notre petit cimetière, tombe Dupuy, d’où l’on ne voit que précipice et ciel, bien à l’image de sa vie, âpre et pure, dévouée toujours, pensive parfois. Nous nous comprenions sans parler.

Je m’aperçois du peu que sont les choses : J’ai passé ma vie à admirer la montagne, à refuser l’exode, cette mauvaise idée qui infecte la tête des jeunes, y compris de mes fils Séverin et Marius. La terre, le savoir du lieu, ont un goût d’éternité. Ma Lisa n’emporte rien. Sa part de bonheur et sa part de peines, c’est fini. Mais tout ne revient pas au même. Félicité, Hippolyte, et moi, savons la vie. Nous revoyons Lisa à la fontaine, ou gardant sa petite fille, Louise Vernet. Tant que l’immensité de Chabre aura ses bergers, tant que l’humain habitera Pomet, nous seront vivants.

Le rez-de-chaussée de notre maison Maguet est occupé par le café. Pas de village sans café. Les nouvelles s’échangent, sans brevet de certitude. Les colporteurs et les toucheurs de moutons s’y arrêtent. Moi, les vérités des fougères me suffisent. Au premier, nous avons 4 chambres, pour moi, pour Marius Chauvin, pour Hippolyte et Philomène, et pour leurs enfants, Zéphirin et Marcellin. Séverin monte parfois le dimanche, avec son fils Antonin, né en 1876. Ca fait une belle tablée. Je m’en doutais : Séverin a du mal à payer le fermage. C’est un homme des collines, pas des champs. Les Gavots se reconvertissent à la production de pommes, et lui, il garde la pommelle (orge) et végète. Célinie élève des chèvres, et vend fromages, poulets et canards, à Laragne. De quoi manger.

– Tu vois, père, ici nous vivons un tout qui est petit, mais entier. Nous mangeons ce que nous produisons, dans un monde connu. A Laragne, ils vivent un petit morceau d’un grand tout, avec d’autres morceaux comme l’argent, les choses nouvelles, le monde inconnu. Exemple : Depuis 1875, le train arrive à Gap. Il va plus vite qu’un cheval au galop. Le préfet a dit que le train allait désenclaver la région. Eh bien, il sert au contraire à la vider.

– Il y a des endroits sans rien du tout, regardes Marseille, l’armée, la République …

– L’Eglise, la finance … Dire que Marius est au Tonkin ! Et Casimir ! Frère de ma Célinie, scieur de long, qui a tiré le bon numéro. Mais comme la plupart des pauvres, il l’a vendu, pour apporter 2400 F à sa famille, en échange de 7 ans aux armées. Il a trouvé la mort en Afrique, à cause des fièvres (1866). Voila comment on se sert de la misère !

  • Mon fils, je suis né dans l’ombre, en l’hiver, dans le vide. Je suis resté anonyme, puis j’ai eu un nom, et mon nom a été respecté de tous : Blanc de Pomet. Je suis devenu un pilier. Je parts tranquille, pour ma famille et pour Pomet.

 

Marius Blanc est mort le 21 juin 1883, à la lumière du plus grand des jours.

Ces choses-là avaient un sens pour lui.

 

Septembre 2015

Vie de Nicolas Peiresc

 

Par un petit jour de décembre 1580, je vois le jour, sous le signe du Sagittaire, qui est régi par la planète Jupiter.

Ma famille est implantée à Aix depuis plus de trois siècles et y prospère, au Parlement et à la Cour des Comptes. On augure que je sois né sous une bonne étoile.

A l’âge de 2 ans, je perds ma maman, dame de Peiresc. Je me ferai appeler Nicolas Fabri de Peiresc, ou simplement Peiresc, pour signifier ma liberté de penser, de vivre, de rechercher la sagesse, après une enfance étouffée. Bien des gens consacrent toute leur vie à ce que l’on attend d’eux. J’aurai la chance de faire ce que mon cerveau attend de ma vie.

 

J’ai été élevé dans les internats des écoles religieuses, de 7 à 10 ans (Brignoles, puis Saint-Maximin, puis Aix), de 10 à 15 ans (Avignon), de 16 à 17 ans au collège des Jésuites de Tournon, où nous étions 1000 à suivre l’enseignement théologique, linguistique, et général. J’y ai acquis le goût des sciences, de la position jésuite, et aussi de la méfiance envers Paris.

Le roi installe à Aix le grand Guillaume du Vair, qui sera mon maître (1896).

On ne fait pas carrière avec de la connaissance, et mon père me fait suivre des études de Droit (Avignon, 1598). Je m’affirme. Je suis impétueux, loup solitaire, avide de voyages, d’apprentissages, tel un compagnon. Oublier mon passé, attraper l’avenir par tous les bouts. Tout voir, apprendre, comprendre. Visiter donc les villes italiennes, qui resplendissent de sciences, d’art et de maîtres. Mon père finance mon périple, afin que j’étudie l’archéologie et tout ce qui s’enseigne dans les grandes Universités. Voici ma seconde naissance.

 

En septembre 1599, je prends le bateau pour Gênes. A Pise, je participe aux fouilles, place des Miracles. La ville a été étrusque, mais avant, était-elle grecque ou ligure ? Du haut de la tour penchée, un Pisan est devenu célèbre: Il a montré que les corps tombaient à une vitesse indépendante de leur poids, mettant fin à l’affirmation erronée d’Aristote.

  • Si tu l’avais connu, Peiresc, tu aurais été subjugué. Il se nomme Galilée, élève du père jésuite Christopher Clavius, celui qui a réformé le calendrier. A 25 ans, en 1589, il obtient la chaire de mathématiques de Pise. Il est si brillant qu’il est vite nommé à Padoue. Nous l’avons perdu. Il continue à étudier la chute des corps vers le centre de la Terre.

Je séjourne à Bologne, Ferrare, Venise, et … Padoue, où je m’inscris aux cours de Galilée. En octobre 1600, je visite Florence, Sienne, Rome. Je suis présenté au pape Clément VIII, dans un Vatican en pleine ébullition. L’Inquisition dominicaine juge Giordano Bruno, un prêtre qui affirme que l’Univers est infini, que Dieu est en nous, et non aux Cieux.

Il est brûlé vif. Je penserai toute ma vie à cet extraordinaire créateur, et au risque de créer.

En juin 1601, je suis de retour à Padoue, auprès de mon maître Galilée, qui m’offre son amitié. Nous correspondrons toute notre vie.

 

Je rentre en France, riche de 1000 médailles (je suis collectionneur dans l’âme), de passion pour l’architecture, pour la philosophie, et pour les mathématiques, discipline qui contient la physique et la botanique. J’ai en moi la graine cultura, l’esprit universel (1602).

Mais c’est vers Montpellier que je me dirige, pour m’affiner en Droit, la graine Bio.

Le 18 janvier 1604, je présente à Aix ma thèse de docteur en Droit, occasion de montrer l’étendue de ma curiosité et la modernité de mes goûts. Je passe désormais, à 24 ans, pour un grand érudit. Avec mon don pour les langues et mon nom de Fabri, certains me prennent pour un Italien de la clique de Marie de Medici, car je ne taris pas d’éloges pour Florence.

 

Mon père me cède les terres maternelles, près de la Colle St-Michel. Je suis désormais seigneur de Peiresc. Il a choisi pour moi un parti avantageux, mais je refuse le mariage. Trop de voyages et de recherches m’attendent, je ne veux pas rester attaché à l’anneau.

Seul j’ai passé mon enfance, seul je passerai ma vie.

Et puis, je participe à un cercle d’amis de si haut niveau !

Le Président du Parlement d’Aix, Guillaume du Vair, homme lettré, pétri de culture grecque et latine, s’est entouré des plus beaux esprits, et m’a fait l’honneur de m’y intégrer après qu’il ait été jury de ma thèse. Il nous réunit au palais comtal, qu’il habite, ou bien dans sa bastide floride (fleurie) aux Aygalades. Nous sommes 2 jeunes, parmi le cénacle aixois : Charles Fabrot, qui a mon âge, professeur de droit, avocat au Parlement, et moi, autour de :

· Jean de Lacepède (1550–1622), avocat, Président de la Cour des comptes, docteur en droit et écrivain. Son ancêtre Jean Lacepède avait hérité du jardin du roi René.

· François de Malherbe (1555–1628), poète et grammairien. Auteur d’une ode à la reine à l’occasion de l’entrée à Aix de Marie de Medici (1600).

· François du Périer, premier consul d’Aix, passionné de poésie, inventeur d’une pompe fort utile pour les pompiers. Il a installé une imprimerie au rez-de-chaussée de son hôtel.

 

Du Vair a contribué à l’accession d’Henri IV au trône. Cet homme modéré apaise les passions entre les extrémistes. Il pacifie la Provence en obtenant l’allégeance des Ligueurs, en particulier de Jean Baptiste de Forbin, qui devient un soutien.

En 1605, le roi appelle du Vair à Paris, et mon maître accepte que je le suive. Je voudrais ne jamais le quitter, tant il est un père pour moi, après Galilée.

Je vois la Sorbonne. Du Vair reçoit mission auprès de la reine d’Angleterre, ce qui me donne l’occasion de visiter Londres et les Pays Bas. Je garde la fibre toscane, mais j’adopte la liberté de pensée nordique, moins écrasée par la pression romaine.

Nous sommes de retour à Aix. Je deviens Conseiller au Parlement en recevant la charge de mon oncle (juin 1607). Cette fonction m’occupe moins que ma correspondance et que mes études. Au cours de ma vie, j’aurai plus de 500 correspondants réguliers dans l’Europe entière. Les plus importants seront Galilée, Mersenne, Kepler, Rubens, du Vair, Gassendi.

Des lettres me font comprendre qu’un complot italien existe, pour assassiner Henri IV. J’écris immédiatement au roi pour qu’il se protège (1609). Puis je passe à une nouvelle qui me transporte : Galilée a appris l’existence d’une lunette. Il en a fabriqué une, qui grossit 30 fois. Déjà, il révolutionne l’observation du ciel. Il voit beaucoup plus d’étoiles dans la Voie lactée. Quatre satellites tournent autour de Jupiter. Il les dédicace à Come de Medici, maître de Florence, dont le blason comporte 6 boules satellites. Cela me bouleverse : Mon maître, Ma ville, ma planète ! Galilée arrive à des constatations qui seront lourdes de conséquences : La lune est pleine d’irrégularités, et le soleil a des taches ! L’Univers n’est pas l’immuable perfection d’un Horloger, mais un état évolutif, comme le Terre … Ah ! Giordano Bruno !

En juillet 1608, les faubourgs d'Aix sont souillés d'une pluie de sang. Quelques religieux n'hésitent pas à voir dans cet évènement des influences sataniques, pour étouffer toute explication rationnelle. Je prélève quelques croutes, et l’aperçois que ce sont les excréments des papillons qui étaient dans la nuée récemment venue.

Le 20 mai 1610, Guillaume du Vair nous réunit. Il a appris voila 2 jours, l’assassinat du roi, le 14 mai. Il a d’abord vérifié que la police et l’armée étaient sûres. Aujourd’hui, il répand l’information et demande notre avis. Nous sommes tristes, car nous aimions tous Henri.

Nous voulons éviter la reprise des guerres de religion, respecter droits et devoirs.

Le dauphin Louis doit avoir sa mère Marie pour régente. Cela satisfera les Catholiques et le pape. Mais il doit être mis à l’abri des influences corrompues, dont celle de Concini.

Le 27 mai, François Ravaillac est exécuté en place de Grève. Etait-il la main du complot ? Tout est fait pour brouiller les pistes. Ravaillac aura agi seul.

 

Je me consacre à la lunette que j’ai commandée auprès de Galilée, et que j’ai reçue. Elle a été réalisée avec beaucoup de soin, par polissage d’une lentille concave et d’une lentille convexe, dont on règle la distance. D'un diamètre de 3 cm, elle grossit 30 fois. Au faite de ma maison, hôtel de Callas, rue de la Trésorerie, j’installe une chambre (pièce obscure) et tout mon petit matériel. Je commence mes études, premier en France à être aussi bien équipé.

Le 26 novembre 1610, je découvre la nébuleuse d'Orion. Ce même mois, je retrouve ce que Galilée avait décrit : Les satellites de Jupiter. Je fais construire une lunette pour suivre ces satellites, dont les mouvements sont d’une régularité divine. Je les utilise pour déterminer les longitudes terrestres. En janvier 1611, je découvre l'amas de la Crèche.

Mais je ne publie rien. J’en parle à Joseph de Gautier, avec qui j’ai des liens villageois et des liens scientifiques. En effet, mon père est seigneur de Rians, où 2 familles lui sont très proches, les de Rians et les de Gautier. Joseph de Gautier 1564-1647 est moine, prieur de La Valette, mathématicien, très bon astronome, Conseiller au Parlement. Il achète une lunette, il promeut instruments et méthodes, lors de colloques qu’il organise à La Valette dans les années 20. Il aura un succès international. Echanger sans publier. Dès 1610, la France connait par Aix les découvertes de Galilée, par Aix les premières lunettes, par Aix le système copernicien, par Aix un engouement sans précédent pour le ciel. Aix devient la capitale européenne de l’astronomie, et débat sur tout. Forum des idées, des techniques, des résultats.

Bien que de 16 ans mon aîné, de Gautier me prend pour son maître.

 

Du Vair me désigne comme exécuteur testamentaire. Il me cède des textes sur ses idées et ses réalisations politiques. – Ne les publie pas, dit-il. Il ne faut jamais publier. Cela renforce l’animosité, la pensée de l’ombre, la déviation solitaire. Méfie-toi de Richelieu.

Je ne publierai jamais rien. L’inquisition, la chasse aux sorcières, vont devenir de pire en pire. Exemple : L’expérience dite du puits de Rians. Je me fais enfermer dans un puits, avec ma lunette. Le couvercle a un trou par lequel je peux juste passer le bout de l’engin. Et, merveille, je vois, en plein jour, les étoiles. Joseph de Gautier sera le premier astronome à réaliser des observations de jour. Moi, je passe à autre chose.

 

En décembre 1615, du Vair nous informe du souhait du roi de le nommer garde des Sceaux. – Je vais refuser. Ce ne serait que conflits et concessions, tant la cour est infestée.

Sa lettre de refus n’y fait rien : Il doit accepter. La Provence pleure son départ tant cet homme faisait le bien partout (par exemple l’Hôtel-Dieu de Marseille).

Nous voici en chemin pour Paris (printemps 1616).

Comme il l’a prévu, les intrigants se liguent contre lui, en particulier Richelieu, qui est d’une froideur glaciale, l’anti culture même.

Je m’écarte, en allant visiter Fontainebleau et Paris. Un aixois, Antoine de Rascas, chargé de la collection des monnaies du roi, me perfectionne dans ce genre d’études.

Le Collège Royal est achevé depuis 1612. C’est l’œuvre à laquelle Henri tenait le plus : Répandre le savoir. J’assiste aux lectures de grec, hébreu, mathématiques. Il nous faudrait l’équivalent à Aix, pour affirmer le Parlement, pour graver nos valeurs dans le marbre.

 

Six mois plus tard, Guillaume du Vair nous invite, Malherbe et moi.

  • J’ai été obligé de rendre les Sceaux. C’est le plus beau jour de ma vie. Fêtons cela, puis je me retire dans un couvent et prends ma retraite …

Mélancolique, je repars vers Aix. Mais je rentre avec des monnaies, des trésors de collectionneur, et avec un projet, un trésor d’idées.

Je passe par Blois. Au château, dans l’aile Louis XII, vieille de 120 ans, je tombe en admiration : Des voutes en anse de panier, qui me remémorent l’Italie.

J’ai perdu mon maître politique. Il me reste l’astronomie, les collections, la botanique et l’architecture. Ai-je conscience que je suis au meilleur de ma vie ?

Ma santé fragile deviendra bientôt contraignante.

Les Fabri et les Thomas-Milhaud sont comme doigts de la main, du parti de Guillaume du Vair, d’Henri IV, de la puissance du Parlement de Provence, de l’idée de faire passer la geste politique avant le point de vue religieux, ligne qui sera qualifiée de gallicanisme.

 

Les Fabri et les Thomas-Milhaud sont compères dans un vallon magnifique appelé Valabre. Ma cousine germaine Anne Fabri possède la partie sud, et Charles de Thomas-Milhaud la partie nord. Au sud, un fortin rappelle les Ligueurs et les Razats, que Guillaume a désarmés. Je veux contribuer à prôner le dialogue et la culture, pour effacer la guerre.

Endossant la blouse d’architecte, je propose une transformation du fortin.

Le bâti présente un corps archaïque marqué par 4 tours saillantes aux 4 coins. Je rabote les tours et crée un grand auvent porté par les tours, ce qui élargit la toiture. Ainsi, le bâtiment sera à l’ombre au plus haut du soleil. Mais la portée entre les tours est trop importante. C’est l’occasion de placer un support médian. Au levant, un seul niveau, surélevé, avec escaliers symétriques, perron, jeu de 4 colonnettes porteuses. Au couchant, profitant de la déclivité du terrain, j’installe deux niveaux. Deux grandes colonnes portent un balcon, puis l’auvent.

Tout est prêt pour accueillir l’élégance dans la discrétion, la paix dans la simple beauté. Car pour tous ces ajouts, je choisis le style toscan, sobre, naturel, et ici pionnier.

Observez le galbe des colonnes, la solidité des entablements, l’absence de décor.

Les 5 voutes qui portent le balcon sont en anse de panier, souvenir de Blois et de l’Italie. Elles sont à 5 cercles. J’ai bataillé pour les calculer, puis pour apprendre aux maçons où placer les joints.

L’Aix de mon époque utilise la pierre blanche et dure de Calissanne pour ses monuments. Je sélectionne ce matériau, d’autant plus qu’il contraste parfaitement avec l’ocre terreux du fortin. Voici 2 façades détachées, raffinées, émergeant du bloc rustique des militaires.

En vrai Sagittaire, je mène plusieurs projets à la fois. Quand l’un est bien avancé, comme à présent le fortin, je le laisse tomber. L’astronomie, elle, recule plutôt. Le pape protège Galilée mais ne peut empêcher Bellarmin, le cardinal inquisiteur qui a brulé Bruno, de faire condamner le système de Copernic (1616). Galilée se tait, et reste copernicien.

 

Coup de théâtre en 1617. Louis XIII, 15 ans, majeur depuis 2 ans, s’empare du pouvoir que les intrigants de son entourage lui escamotaient. Le 24 avril, Concini est assassiné au Louvre. Le roi renvoie Richelieu, conseiller de la reine, et nomme son favori, le duc de Luynes. Il rappelle Guillaume du Vair et lui remet les Sceaux.

En 1618, désirant subventionner mes recherches, Louis XIII m’offre l'abbaye de Notre Dame de Guîtres, en Bordelais. Ces Pratiques sont courantes.

L’affrontement entre le pouvoir royal et le pouvoir religieux est à son comble. A Paris comme à Aix, les archevêques veulent entrer au Parlement en tenant leur croix épiscopale. Or, la croix marque la juridiction. Si elle est portée dans les lieux où s'exerce la Justice royale, la justice ecclésiastique fait autorité sur la royale. Du Vair et le pouvoir civil royal l’emportent. Dépités, les Dominicains et le pape cherchent la moindre occasion pour nous excommunier.

Le calamiteux Luynes se retire tout seul, en mourant de la peste (1621).

Alors qu’il accompagne le roi en Gascogne, du Vair se blesse, s’infecte et meurt (1621).

Ses idées de respect, de paix et de pouvoir local, sont vite bafouées avec le retour de Richelieu aux commandes. Aux Dominicains inquisiteurs, s’ajoute Richelieu inquisiteur.

A Aix, se sentant soutenu, l'archevêque Alphonse Du Plessis de Richelieu, propre frère du cardinal-ministre, chipe dans Saint-Sauveur la première place aux Parlementaires. Il fait construire une estrade pour que ses assistants soient plus hauts que les membres du Parlement. Jean François de Glandevès de Rousset et moi, sommes envoyés à Paris pour plaider la cause du Parlement. Le Conseil du roi rend son arrêt : La hauteur de l'estrade est réduite (3 mai 1623). De retour, je passe par Notre Dame de Guîtres, où je demeure pendant une semaine.

J’abonde en travaux. Un historien a saisi ce temps fort : Dans les années 1620-1630, la république des lettres est devenue la république des savants … preuve en est donnée par les activités de ces assemblées informelles, non institutionnalisées, qui n’ont malheureusement pas souvent laissé de trace derrière elles … Le cas provincial le plus remarquable est celui de Nicolas Peiresc. Dans sa maison d’Aix et dans son domaine de Belgentier, il a rassemblé manuscrits et objets rares, il a installé des lunettes sous les toits, et entrainé ses visiteurs à la découverte des merveilles du ciel. (Robert Mandrou).

Je perds mon père, Rainaud Fabri, baron de Callas, baron de Rians (1625).

 

Notre grand projet vient tout naturellement : Charles de Thomas-Milhaud, Président du Parlement, Joseph de Gautier, et moi, pensons à un Collège provençal, à un lieu de réunion des astronomes, à l’expression de la culture et des idées de du Vair, le tout bravant le pape et Richelieu. C’est signer l’accord entre la nature et les hommes, une recherche sans interdit.

Nous tombons sur l’évidence du lieu : Valabre, propriété de Thomas-Milhaud, vallon mythologique, coincé entre une grotte et une cascade, fortin devenu une pacifique bastide.

L’implantation va de soi : Arrimer le bâtiment à la grotte et à la vabre, pour que le prodige des hommes s’unisse au prodige de la nature. Car je revendique la sorcellerie. Le judaïsme et le christianisme la prenne pour une hérésie. Pour eux, la tradition prime. Pour eux, aller chercher dans l’inconnu, c’est toucher aux choses ténébreuses, être la fiancée du Diable. En 1527, Paracelse avait brûlé toute la médecine et déclaré ne savoir rien que des sorcières.

L’endroit est le plus étroit, le plus malcommode, sur un terrain en dévers, exposé au ruissellement, sous la menace de rochers se détachant de la falaise. Mais il est l’endroit magique ! Il faut creuser au nord-est, combler ailleurs. La façade au levant est encaissée. La longueur du bâtiment est limitée. Mais l’accès à la grotte, à la vabre, à la chapelle, construite 20 m plus loin, au levant, est direct. Cette tétralogie bâtiment / grotte / vabre / chapelle lie la nature à la religion et à la connaissance, bios et cultura, Dionysos et Apollon.

Je transforme un handicap en avantages. Au lieu de combler tout l’ouest, je lance un voutement sur plus de 1000 m2. Au-dessus, je prolonge l’esplanade par un bassin. Au-dessous, j’aménage des écuries pour 50 chevaux, qui s’ouvrent de plain pied sur le chemin. Les murs des fondations sud et ouest sont comblés. Ils assurent une moindre sensibilité aux vibrations de la terre, ce qui est précieux pour nos instruments. Deux retours ouest agrandissent un peu le bâtiment.

Le style toscan s’épanouit partout. Au grand balcon de l’entrée monumentale, porté par 4 colonnes. Aux 2 petits balcons d’angle des retours. A la balustrade du toit plat. Aux balustres aveugles qui courent sous les fenêtres du premier étage, à l’encadrement des fenêtres. Tout rappelle les demeures aristocratiques de la campagne toscane. C’est une première en France.

Aucun signe guerrier ni ostentatoire (tour, créneau, blason, étage riche, etc.). Tout s’offre à la lumière par les mêmes fenêtres, la même animation, le même humanisme. Tout respire l’esprit savant et pacifique. La féodalité a disparu. Pour nous, la Fronde n’a aucun sens.

Au levant, la porte nord du premier étage ouvre sur un balconnet et sur une rampe, qui permettent d’accéder à la grotte puis à la chapelle en passant sur la vabre. Nous baptisons la grotte petite chambre, et comptons bien y installer une lunette.

Le vestibule ouvre à droite sur les cuisines, à gauche sur une salle à manger sans apparat. Ni cheminée, ni escalier à vis. On atteint l’étage par une seule montée droite, qui isole l’aile nord de la falaise et du froid. Le premier étage comporte 2 belles salles, mais il faut traverser la première pour aller dans la seconde et dans les chambres de l’aile sud. Un couloir aurait mangé trop de place. Le second étage est un assemblage de chambres et de pièces obscures. Au total, 30 chambres et autant de retraits. Sur le toit plat, s’ouvrent 3 fenêtres à la capucine.

 

Mais que de troubles durant les travaux !

Le fils de Malherbe est assassiné à Cadenet (1627). L’archevêque Alphonse Du Plessis protège les meurtriers, les frères Piles et Bormes de Cauvet, en décrétant les torts partagés. Mon ami Malherbe mourra peu après.

Les travaux à Valabre sont interrompus par l’émeute des Pauvres, qui brûlent les dépendances de La Barben.

Les Parlementaires refusent toute évolution négative des privilèges. La décision royale de supprimer le Parlement de Provence provoque à Aix une révolte des nobles, menée par Gaston d’Orléans et Charles de Thomas-Milhaud (19 septembre 1830, journée des cascavéù). Des Parlementaires s’enfuient aux Baux. Condé prend la citadelle après un siège de 27 jours. Richelieu décide d’anéantir la place (1631). À la poudre et à la pioche, les hauts murs sont démantelés, pendant que nous essayons de terminer Valabre. Ce n’est pas le moment de se montrer. On rase des châteaux, on coupe des têtes. Condé entre dans Aix (mars 1631). Les villages qui ont participé aux émeutes sont mis en ruine. Des parlementaires sont emprisonnés. Une exécution, 8 condamnés à mort par contumace.

A l’insécurité s’ajoute une terrible peste, qui disperse l’équipe, et qui fera 12 000 morts à Aix (45 % de la population). Je me réfugie pendant 3 ans à Belgentier, domaine paternel (1629-32). Nous restons discrets, pour sauver nos vies et Valabre. Charles est trop en vue. Il peut être soupçonné de projeter des rassemblements politiques, ceux des adversaires de Richelieu. Il vend à de Gautier (1632), moine âgé, mystique, fort éloigné de la chasse et de la politique, avec pour seule passion l’astronomie, laissée libre en France. L’acte mentionne le bâtiment, qui, avec un tel propriétaire, ne peut avoir qu’un usage innocent.

Richelieu retire son édit. Avec les rémissions de l’épidémie et du dictat politique, nous rentrons à Aix (1632). Le calme est tout relatif. On sort armé dans la ville. La plupart ne sortent pas, comme moi, et envoient un valet avec un billet.

Joseph de Gautier a 73 ans. Il souffre de calculs rénaux et devient acariâtre.

Pierre Gassend 1592-1655, dit Gassendi, moine, astronome, élève de de Gautier, nous rejoint à Aix et devient mon meilleur ami, mon meilleur élève.

Je soutiens un jeune architecte, Pierre Pavillon, parce qu’il veut allier le style italien au style parisien. Il aura bientôt une grande activité. Initier me suffit.

Mais je suis diminué. Je me sais atteint de tuberculose. Voyages, acharnement au travail, fulgurance des passions, tout cela fond en mélancolie.

 

Galilée continuant à proclamer vrai le système de Copernic, il est jugé par Bellarmin et son tribunal ecclésiastique. Le 22 juin 1633, au couvent dominicain de Santa-Maria, la sentence tombe : « Il est paru à Florence un livre intitulé Dialogue des deux systèmes du monde de Ptolémée et de Copernic dans lequel tu défends l'opinion de Copernic. Nous déclarons que toi, Galilée, t'es rendu fort suspect d'hérésie, pour avoir tenu cette fausse doctrine du mouvement de la Terre et repos du Soleil. Conséquemment, avec un cœur sincère, il faut que tu abjures et maudisses devant nous ces erreurs et ces hérésies contraires à l’Église. Et afin que ta grande faute ne demeure impunie, nous ordonnons que ce Dialogue soit interdit par édit public, et que tu sois emprisonné dans les prisons du Saint-Office ».

Pour se sauver des flammes, Galilée abjure. Il est assigné à résidence chez sa fille, à Arcreti. Mais elle décède. Presque aveugle, il est mis en prison, où il écrit ses Discours.

J’écris au pape, en prenant la défense de Galilée.

Pour simplifier la mesure des longitudes, je tente d’observer un phénomène depuis deux lieux distants. Je coordonne l'observation de l'éclipse de Lune du 28 août 1635 en répartissant des observateurs tout le long de la Méditerranée, à Marseille, Digne, Padoue, Venise, Rome, Cesena, Naples, Malte, Carthage, le Caire, Alep. Chacun doit noter le moment où la lune entre dans l’ombre de la Terre. Je n’ai pas oublié Aix. Deux jeunes amis sont montés en haut de Sainte-Victoire, mais leurs ânes portaient plus que du matériel. La bonbonne de vin vidée, ils dormaient au moment de l’éclipse. N’empêche, j’ai trouvé 1000 km de moins que Ptolémée pour la longueur de la Méditerranée (1635).

Ce résultat ne me satisfait pas. Le moment de l’entrée dans l’ombre est imprécis. Il faut se baser sur un détail précis des dessins sur la lune. J’embauche le graveur Claude Mellan pour dessiner la carte de la Lune, mais je mourrais avant son achèvement.

 

Je m’éteints après le solstice d’été, dans les bras de Gassendi (24 juin 1637). On m’enterre dans le tombeau familial, cimetière de l’église de ma paroisse, les Prêcheurs.

 

Liste succincte des travaux de Peiresc :

 

Il participe à l’architecture de Valabre. Il aide Pierre Pavillon.

Il collectionne tout, en particulier des antiquités, des monnaies et des médailles, dont certaines sont un don de Du Vair (17 000 pièces).

Il possède une bibliothèque de 5 402 ouvrages.

Il acclimate le myrte à larges feuilles, le jasmin indien, le lilas, le laurier rose, le papyrus, des vignes de Tunisie, la noix muscade, le gingembre, la nèfle. Son verger de Belgentier a plus de soixante sortes de pommes et presque autant de poires.

Il découvre les constellations d’Orion et de la Crêche, invente l’observation de jour, définit mieux les longitudes, mesure le bassin méditerranéen, décrit la surface de la lune.

Il note tant d’observations sur les purgatifs et laxatifs qu’il en fait un recueil.

Il étudie l'œil sur des animaux morts, sans arriver à interpréter le phénomène de la vision.

Il introduit en France le chat angora.

Il étudie une dent dite de géant et l’identifie à juste titre à celle d’un éléphant.

Il fait le projet d’un canal d’Aix à Marseille.

Il montre que Jules César, lors de sa conquête de l'Angleterre, n'est pas parti de Calais, mais de Saint-Omer.

 

Il n’a pas écrit d’ouvrage notoire. Il tombe dans l’oubli.

Sa correspondance, tout à fait monumentale, a été amputée par sa nièce, Madame de Meyrargues, mais elle reste la source de choix.

 

Peiresc est européen dans ses contacts et dans ses études. Il s'intéresse à la topographie de la lune, aux camées, aux langues orientales, au breton, aux objets archéologiques, aux pommiers, à l'observation des caméléons, à l’architecture, aux monnaies.

Il est admirable par son esprit universel, sa réflexion, ses réussites variées, et plus encore par sa méthode : Observer, mesurer, puis interpréter. Avec Galilée, il annonce Newton et la science moderne.

Avec lui, et de façon générale avec l’humanisme, l’homme regarde la nature, et devient supérieur à elle : Il est sujet, la nature est objet, objet de science, sans limites.

 

Un héritage tout à fait méconnu est d’ordre architectural. Peiresc introduit l’ordre toscan et les anses de panier 70 ans avant Laurent Vallon. Aix en profitera dans la plupart de ses hôtels, mais dans la pierre rousse et tendre de Bibémus. Valabre unit le religieux, l’essor de l’art et des sciences, en une même pensée. Il propose le savoir plutôt que la Fronde, la beauté sans défense ni ostentation, l’harmonie entre la connaissance et les mystères de la nature. Il clame la confiance en l’homme au travers d’une époque tragique faite de corruptions, de révoltes, de guerres, d’épidémies et de misères.

Cependant, les historiens n’ont trouvé aucune trace du génial architecte de Valabre. Peiresc est donc ici auteur présumé, vraisemblable, mais non formellement identifié.

Liste des astronomes aixois élèves et collaborateurs de Peiresc :

 

Agarat, Dom Anthelme, Toussaint de Forbin-Janson, cardinal, ambassadeur de Louis XIV, de Galaup de Chasteuil, Gassend, Joseph et Honoré de Gautier, Magnier, avocat à Aix, Théophile Minuti, Jean François Niceron, minime d’Aix, Pierre Tonduti, religieux d’Avignon.

Godefroi Wandelin à Digne et son élève Bollon participent aussi au rayonnement.

L’observatoire de Paris, dû à Cassini en 1667, ceux de Marseille (1685) et de Toulon (1719), ont des plans qui rappellent Valabre : Toit en terrasse, corps orienté vers le sud, deux retours d’ailes, murs épais, caves profondes, multiples chambres et cabinets obscurs.

 

 

Bibliographie :

 

1 Philippe Malburet, Nicolas Claude Fabri, seigneur de Peiresc, www.aix-planetarium.fr

2 Pierre Gassendi, Vie de Peiresc, trad. R. Lassalle/A Besson, Paris, Belin, 1992.

3 Guillaume Du Vair, parlementaire et écrivain, Colloque d’Aix, 4-6 oct 2001, Droz 2005.

4 Jean Marie Homet, Astronomie et astronomes en Provence 1680-1730, Edisud, 1982.

5 Robert Mandrou, Histoire de la pensée européenne. Des humanistes aux hommes de

            science, XVI-XVIIe siècles, Seuil, 1973.

6  Joseph Billioud, Arts et Livres de Provence, Marseille, 1956, p 79 à 86

7 Augustin Roux, Arts et Livres de Provence, Marseille, 1956, p 106 à 112

8 Jean Luc Massot, Architecture et Décoration, Edisud, 1992, p 32

9 Jean Joseph Gloton, Le Baroque à Aix en Prov, Ecole Française de Rome, 1979, p 351-352.

10 Maurice Agulhon et Noël Coulet, Histoire de la Provence, PUF, Que sais-je ? 1987

11 Histoire d’Aix-en-Provence, œuvre collective, Edisud, 1978

 

← Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, portrait vers 1615 par Louis Finson, flamand venu à Aix pour connaître cet homme renommé.            

D’abord défenseur du pape et de la Ligue, Peiresc adopte les positions modérées d’Henri IV et de Du Vair.

Il sent que la Nature, l’Homme, la science, l’art, la connaissance, le progrès, devraient être le destin de l’humanité, et non les interdits (Bellarmin), les dictats des clans (Richelieu), l’obscurantisme.

 

Sans descendance, comme de Gautier et Gassendi, son œuvre et son message sont en partie perdus. Aix est cependant, jusqu’en 1680, la capitale de l’astronomie.

 

 

Valabre, bastide aux 4 tours. Façade au levant ↑. Les tours portent le toit. Le puits, le double escalier, les colonnes toscanes habillent d’intelligence un rude fortin. L’auvent en bâtière rompt la monotonie linéaire et donne de l’élan aux colonnes.

Nous apprécions sa curieuse beauté, à la fois sereine et sauvage, fine et pauvre.

 

 

 

 

Valabre, bastide aux 4 tours. Façade au couchant

 Symétrie, lisibilité centrale opposée aux tours aveugles. Les colonnes impriment un rythme alternatif (épais /fin, haut/bas  reculé/avancé).

Perfection des anses de panier. L’ordre toscan se reconnaît aux pilastres galbés (rapport 7 entre hauteur et diamètre), aux lignes simples (socles, pieds, entablements, à l’absence de sculpture. Tout respire l’élégante discrétion des mathématiques.

Science (toiture) et art (style) se justifient l’un par l’autre.

Bâtiment façade ouest, angle nord →

Ordre toscan. Colonne, balconnet, balustres aveugles courant sur l’horizontalité, pilastres des fenêtres liant la verticalité. La petite porte date de 1735 et ne bénéficie pas de ce style, malgré le réemploi du seuil.

 

Valabre s’est réalisé dans le secret. Il est le seul ‘château’ provençal de cette période difficile, et il est sans documents.

 

Ce style sera repris 60 ans plus tard dans les hôtels d’Aix (d’Arbaud-Jouques au 19, cours Mirabeau, de Caumont rue Cabassol, façade de la chapelle des Oblats place Forbin, hôtels de la rue Cardinale, etc.)

 

← Un astronome au XVIIe siècle.

Peiresc surmonte sa maison d’Aix d’un petit observatoire. Sa bastide des Arnavaux est surnommée « le bureau des longitudes ».

Une parfaite horizontalité, une température constante, l’absence de vibrations, sont nécessaires aux pendules et aux mesures d’angles. Des ouvertures verticales et latérales, dans toutes les directions, permettent d’utiliser les lunettes. Le bâtiment de Valabre suit ce cahier des charges au retour Sud. Les observations sont nocturnes (Joseph de Gautier, sur invention de Peiresc, est le premier à observer de jour). Les colloques se tiennent dans un lieu à chambres et cabinets nombreux, à l’abri du vent, escaliers rares, cheminées prohibées.

 

                                        →

Implantation tout à fait aberrante du bâtiment, qui ne deviendra château qu’en 1735.

 

L’endroit est parfait pour se fondre dans la nature, accueillir des savants, pratiquer des expériences, échanger le savoir et le matériel.

 

 

En ville, il a donné son nom à une rue, ainsi
qu’au planétarium. Mais combien d’habitants savent
aujourd’hui ce qui justifie cette célébrité ?
Les Académiciens d’Aix ont décidé de rendre hommage
à Peiresc, "célèbre et pourtant méconnu
érudit aixois", à travers un ouvrage riche en documents
et illustrations : Peiresc, l’ami aixois de Galilée,
coédité par l’Académie d’Aix et le planétarium
Peiresc. "Une telle méconnaissance
s’explique par le fait que si ce Provençal a été à la
fois un érudit de très haut niveau et un grand notable,
il a toujours manifesté la plus extrême discrétion.
Passionné (notamment) de langues étrangères,
d’astronomie, de botanique, de médecine
et d’entomologie, amateur d’antiquités égyptiennes,
grecques et romaines, il fut un collectionneur
averti. Mais ce personnage d’exception ne
chercha jamais à tirer la moindre gloire de ses études
et découvertes. Au contraire, il les partageait
généreusement en correspondant avec les savants
et artistes du monde entier. Ainsi, Malherbes,
Rubens, Van Dyck, Galilée firent partie de ses
innombrables partenaires", écrit l’académicien
aixois Gilbert Schlogel. Ce dernier était présent
cette semaine au planétarium, accompagné
d’autres confrères, pour remettre un exemplaire
du livre au député Christian Kert, que l’on sait féru
de personnalités historiques. L’ouvrage est disponible
dans les librairies aixoises.
J.D.

vie de Toussaint Borély

 

 

Je nais le 24 janvier 1788, à Sisteron, sous le nom de Joseph Toussaint Borély, dans une famille de notables, qui sont notaires ou avocats, de la moyenne bourgeoisie provinciale.

Les révolutions de 1789, 1830 et 1848, seront déterminantes pour ma vie.

 

Mon père Marc Antoine est une personnalité : Il est né à Authon 29 ans plus tôt, avocat, juge de paix, haut fonctionnaire, procureur au siège de Sisteron, fils du notaire François Borély. Ma mère Marthe Crudy, née aussi à Authon, a pour frère mon parrain, Toussaint Crudy, rentier. Ma marraine Claire Burle, est l’épouse de Boniface Vial, avocat.

Mes parents ont fait un mariage d’amour, chose rare en milieu noble ou bourgeois, salué par Molière et Marivaux. Je suis leur premier enfant, un beau bébé particulièrement choyé.

Contrairement aux cousins de Marseille, qui ont fait enregistrer leur armorial et adopté le parti noble, mon père admire les Encyclopédistes et le juriste Monclar. Il est haut placé dans la franc-maçonnerie, et très actif dans la région. « Pour eux, il s’agit de remplacer l’orthodoxie religieuse par les Lumières, les groupements traditionnels par des modernes, du provincial par du national » (1). Il est partisan d’une réforme profonde du droit.

Les Etats généraux ne m’empêchent pas de sucer mon pouce, mais ils agitent fort les populations autour de moi. Marseille s’écartèle entre nobles hostiles et bourgeois francs-maçons favorables. L’ancien salon de Guillaume de Paul, qui fut le centre de la vie artistique de la ville, au n° 53, rue Grignan, rassemble les royalistes moroses, dont les Borély de Marseille. On en exclu Mirabeau, qui part alors au Tiers Etat, et qui va en formuler les revendications. Il est acclamé pendant trois jours. Le 19 mars 1789, il arrive à Aix suivi de 300 carrosses. Il est élu le 4 avril à Marseille, puis le 6 à Aix, et il opte pour Aix, pour mieux troubler la vieille aristocratie. Le 11 avril, au n° 25 de la rue Thubaneau, le maire Etienne Martin lance un club des amis de la Constitution. Le jeune avocat Barbaroux est euphorique.

Aix, ville plus parlementaire, désigne Espariat comme maire.

Au siège de la sénéchaussée de Forcalquier, en mars, le père Rolland, curé d’Authon et de la Motte du Caire, est élu député du clergé pour les Etats Généraux. L’esprit voltairien de Marc Antoine n’y voit que du bien, tant cet ami prêtre sert Dieu mais aussi les hommes, avec équilibre et dignité.

J’améliore mes premiers pas, non sans quelques bosses.

Les débats politiques évoluent comme moi. La crise des subsistances et l’enchérissement du pain provoquent des émeutes à Barcelonnette, Riez et Soleilhas. Le 14 mars 1789, l’évêque de Sisteron Suffren-Saint-Tropez arrive d’Aix en carrosse et se fait caillasser. Il fuit avec son attelage jusqu’à Lure. La foule l’accusait d’accaparer. Marc Antoine était au premier rang. La police royale ouvre une enquête sur les émeutiers, mais aucun témoin ne dépose.

Début août, une Grande peur touche la région. Des rumeurs font croire que des troupes de brigands (500 Piémontais, 4000 Parisiens) arrivent pour tout piller. Les villes de Moustier, Riez, Castellane, Digne, Seyne, Puimoisson et Vinon, s’arment et se constituent en réseau de solidarité. Marc Antoine le clame, la peur ne doit pas provoquer la fuite, mais la résistance armée. Avec d’autres élites, il dirige une garde civile impromptue, qu’il maintient après la disparition des rumeurs. En janvier 1790, il participe à la fête fédérative des gardes, qui se tient à Valence et qui rassemble 12 000 délégués. Ne nous étonnons pas de me voir plus tard dans cette garde nationale, si chère à son père, si fondatrice pour moi.

A Marseille, le major de Beausset est tué, sa tête est promenée au bout d’une pique. A Aix, le 14 décembre, on pend Guiramand, Maurelet et Pascalis, parce qu’ils participaient au complot du comte d’Artois et des émigrés.

La Constituante, où siège notre bon curé Rolland, attribue de larges pouvoirs de maintien de l’ordre aux municipalités. Elle crée les départements. Celui des Basses Alpes a pour chefs-lieux de district Sault, Forcalquier, Digne, Castellane, Barcelonnette et Sisteron (plus tard, Sault et Barcelonnette le quitteront et les cantons seront réduits à 33). Ce département est l’un des plus pauvres et l’un des plus favorables à la Révolution. Deux communes sur trois ont une société populaire, 84 % des prêtres prêtent serment à la Constitution civile du clergé. Je le dirai souvent aux Marseillais et aux Aixois : Ce département était l’un des plus instruits, l’un des plus humanistes, l’un des plus honnêtes, car l’instruction était la seule planche de salut de ces déshérités. Les deux villes apprécieront peu.

Le département des Bouches du Rhône a pour chef lieu Aix, où les travaux de construction du palais de justice sont interrompus, à cause des troubles.

 

L’été 1791 se passe à Authon. Je parle, je gambade, je m’intéresse aux moutons.

Mon père discute avec le curé, qui ne fait pas partie de la Législative.

- J’ai été ébloui par la ville de Paris, par les grands hommes que sont le savant Condorcet, l’évêque Talleyrand, l’abbé Grégoire, ou notre défroqué Sieyès. Ils cherchent à jeter un pont entre la justice et la logique. Finissons-en avec la sorcellerie !

- Oh oui ! Finissons-en avec les coutumes, mettons de l’ordre dans la jungle des droits, ramenons le procès aux causes, introduisons les principes et l’esprit, faisons de l’éducation.

- Vous savez, des personnes telles que La Fayette et Necker interprètent la réussite anglaise comme celle de lois plus naturelles. Ils prônent la liberté de propriété, le libéralisme, mais Marat ajoute « libéralisme avec des règles, des règles qui soient les mêmes pour tous ».

- Il faut établir la justice sans semer le désordre.

- Une Société des amis de la Constitution est créée, avec Barnave, les frères Lameth, La Fayette, Sieyès, Robespierre. Ils veulent des institutions justes, qui évitent les pressions partisanes des royalistes ou des corporations. Ce sont de grands juristes, et Monsieur de La Fayette est le chef de la garde depuis la prise de la Bastille. Ils se réunissent au couvent des Jacobins. La liberté, l’égalité et la fraternité doivent éliminer tout sectarisme, tout intérêt particulier. Je retrouve là le message de Jésus, mais notre sainte Eglise est réticente, cher Marc Antoine, car l’on supprime les ordres religieux, l’on nationalise ses biens !

- Elle garde le rôle d’instruire, le service du culte, n’est-ce pas l’essentiel ?

Notre curé, justement, apprend à lire aux enfants de la commune, et je porte un vif intérêt à mes premières leçons.

 

Les clubs s’animent, prennent une importance croissante. A Sisteron, Marc Antoine s’inscrit à celui qui est affilié aux Jacobins de Marseille, où brille le jeune Barbaroux.

Le 17 juillet 1791, au Champ-de-Mars, la garde tire sur la foule, sans sommation. On a appliqué la loi martiale. La Fayette démissionne de la garde, puis il est battu aux élections du maire de Paris. Marc Antoine est atteint. La Fayette était son guide, chef de la garde et franc-maçon, héros de la liberté, l’ami de Washington, celui qui, le 17 juillet 89 présenta la cocarde tricolore au roi, un proche de Madame Roland, de Brissot, de Condorcet, et voilà qu’il se retire au milieu du gué, après un acte plus que douteux !

Marc Antoine ne peut savoir que sous l’auréole du héros de l’Indépendance se cache un cerveau prétentieux et hésitant, bon arbitre peut-être, mais mauvais joueur. La Fayette a été vexé par le mouvement populaire qui a ébranlé son beau montage. Il se voyait, tel le fléau de la balance, entre le plateau royal et le plateau bourgeois. Pour lui, Danton, Marat, les Cordeliers, les Jacobins, les francs-maçons eux-mêmes, sont manipulés par la faction Orléans, qui s’oppose à la Royauté absolue au nom d’une monarchie constitutionnelle.

Au club jacobin de la rue Thubaneau, on chante l’hymne à l’armée du Rhin, puis on propose la République pour la première fois en France (27 juin 1792).

Des émeutes royalistes éclatent ici ou là, à Marseille par exemple, mais la population en majorité antiroyaliste ne suit pas.

La guerre éclate : La patrie est en danger ! La Fayette commande l’armée du Nord, qui doit repousser l’invasion étrangère, mais il ne prend aucune initiative. Pire, il s’oppose aux ordres de la Législative et défend le roi. Danton et Brissot l’accusent. Pour sauver sa tête, il fuit chez les Autrichiens, qui le font prisonnier.

Marc Antoine devient alors Girondin. Son activité redouble. Il voyage, achète des biens nationaux, organise les dons de chemises, de bas et de souliers pour les troupes. Un bataillon de grenadiers est levé (septembre 1792) et j’assiste au départ des héros depuis les bras de mon père. Nouvelles levées en mars 1793. L’insécurité grandit, à cause des royalistes. Les Sociétés adhèrent aux Jacobins, qui représentent 40 % de la population.

L’enfant que je suis sent que ses parents sont soucieux.

En janvier 1793, le général Peyron, à la tête de sans-culottes marseillais, fait un coup de main sur Digne. Du 21 au 26 juin, le col de Larche est attaqué par des bandits du Piémont-Sardaigne, mais victorieusement défendu par le général Rossi. Le 13 août, les députés Jean François Ricord et Augustin Robespierre, en mission auprès de l’armée d’Italie, sont attaqués et chassés de Manosque. Ils reprennent le contrôle du secteur avec l’appui des Républicains. Marc Antoine compte sur ces Représentants en mission pour remettre de l’ordre.

Le député Dherbez-Latour épure l’administration départementale, convertit plusieurs églises en Temples de la Raison (septembre 1793). Rassuré, Marc Antoine est de plus en plus libre penseur. A Marseille, les dantonistes Paul Barras et Louis Fréron font exécuter 285 personnes place de la Bourse. Ils opèrent avec tant d’arbitraire, d’injustice et de dureté qu’ils entraînent des plaintes. A Aix, entre juin et août, ils avaient fait 59 victimes. Le collège Royal-Bourbon anciennement aux Jésuites (actuelle rue Manuel), a été déplacé aux Ursulines (actuel lycée Mignet).

Des Marseillais girondins hostiles à la Montagne veulent gagner Lyon, ville girondine. Au pont de Bonpas, les Avignonnais leur font barrage. Agricol Viala, un enfant, est tué en voulant couper les amarres du bac. Les troupes officielles du général Carteaux repoussent les Marseillais, qui veulent alors livrer la ville aux Anglais. Les Anglais hésitent et demandent plutôt Toulon. Carteaux entre à Aix le 21 août et à Marseille le 25.

La Montagne se met en guerre contre la Gironde. A Bordeaux, le 25 juin, Barbaroux est décapité. La plupart des chefs vont y passer, Brissot, Vergniaud, Madame Roland …

 

Maximilien Robespierre rappelle Barras et Fréron et les tance froidement. Le 9 thermidor, l’Incorruptible veut monter à la tribune pour brandir un papier envoyé par le palais de justice de Marseille, papier qui contient des aveux (peu clairs) du capitaine Martel de Cotignac mettant en cause Barras et Fréron. Il en est empêché et vite exécuté (28/07/1794).

« La mort de Robespierre est une date, non la cause de la fin de la Terreur. La Révolution tombe de la tragédie dans l’intrigue. Il fallait qu’elle nous laisse Caton d’Utique, et elle ne nous laisse que Marius » (2). L’intrigue fleurit en effet. On fait passer feu Robespierre pour l’unique et atroce responsable de la Terreur. Barras, Fréron, Tallien, Fouché, Fouquet-Tinville se font un minois de personnages très fréquentables.

Marc Antoine veut tout oublier, entrer dans l’anonymat, se consacrer à sa nouvelle et belle fortune immobilière. Mais les passions s’exaspèrent. Les royalistes traquent les jacobins. L’envoyé en mission, le député Gauthier des Orcières, épure à nouveau l’administration. En janvier 1795, Fréron revient. Tout est à redouter, de tout côté. Les royalistes remportent les élections. A Marseille, Barras tente un coup d’Etat et fait fusiller des prêtres. Le général royaliste Willot, homme pondéré, calme les passions et fait repartir l’économie.

 

Je commence mes études primaires à l’école communale de Sisteron. Marc Antoine redevient souriant et ose sortir au bras de son épouse, pour promener l’enfant le long de la Durance. Mais l’accalmie est brève. En janvier et février 1796, des émeutes ont lieu à Moustiers-Sainte-Marie et à Oraison. Malgré le général Peyron, qui est à nouveau là pour maintenir l’ordre, les royalistes assassinent en février et mars 1797 des républicains à Oraison, à Digne et à Sisteron même.

- Marthe, nous sommes en danger de mort. Nous ne pouvons plus rester ici. C’est moins pour toi et pour moi que pour notre cher Toussaint…   

- Je sais, Antoine, mais où aller ? Toulon, Marseille et Aix sont des nids de royalistes.

- Mes rentes me permettent de quitter ma charge. Nous pourrions aller au pays de Voltaire et de Rousseau… Mais Toussaint est à l’âge où l’éducation est cruciale, et nos pérégrinations lui seraient fatales. Je te propose de l’inscrire au collège de Gap, de le confier à Rolland (le curé d’Authon) et à tes parents. Tu connais la qualité de ce prêtre, on ne peut trouver de meilleur maître. Mon père et ma mère vont rester ici. Ils s’occuperont de mes affaires.

 

A 9 ans, j’entre en pension à Gap, avec vacances à Authon auprès du curé constituant. Comme convenu, mes parents ne donnent plus aucun signe de vie, pour ne révéler aucune piste. Je m’emplis d’une haine définitive pour les royalistes et d’une méfiance pour les républicains, qui se battent entre eux.

La curieuse décision des parents est dictée par la Terreur blanche, mélange de vengeance royaliste et de pur banditisme, méfait qui sévit sur une moitié de la France, en Provence en particulier, le long de la Durance plus précisément. Massacres et pillages touchent plus les campagnes que les villes. A Aix, notre bon royaliste Willot remplace le jacobin Puget Barbentane. L’ancien maire Espariat, passé à la contre-révolution, devient commissaire près les tribunaux (1795). Nombre d’émigrés et de prêtres réfractaires rentrent. Sept jacobins sont condamnés à mort. De jeunes royalistes, qui s’intitulent la Compagnie du Soleil, sèment la panique dans les rues.

En 1796, rue Bellegarde, naît François Auguste Mignet, qui sera mon ami le plus sincère.

A Florence, naît chez des émigrés Marie Elisabeth d’Isoard, qui sera mon épouse. L’année suivante, à Marseille, naît Adolphe Thiers, futur « pays » de Borély et de Mignet.

La Fayette rentre discrètement en France. Sur la place des Tanneurs, à Aix, les Sabreurs tuent le républicain Antoine Gaudin (13/9/97). Le général Sahuguet débarrasse Aix de la Compagnie du Soleil, mais les Compagnons se regroupent à Trets. On y voit parader les jeunes Camille de Clapiers, Collongue, Caiolis, Galliffet, d’Oraison, Pazery, Suffren… Quand Sahuguet les disperse, ils s’égaillent en Haute Provence et changent le mouvement en un brigandage mi-noble mi-populaire. Jusqu’en 1800, les campagnes de la Durance seront en grande insécurité et Marc Antoine n’osera pas rentrer.

Le 9 novembre 1799 (18 Brumaire), Bonaparte, qui est le protégé de Barras, exécute le coup d’Etat que Sieyès a préparé. Le Directoire tombe, les Consuls Napoléon Bonaparte, Emmanuel Sieyès et Roger Ducos imposent une nouvelle constitution. Des préfets sont nommés à la tête des départements. Les Républicains refont surface, les passions se calment.

 

Ces trois années se sont déroulées pour moi entre Gap et Authon.

Le pays d’Authon, dit Dromon, est un vaste plateau encerclé de cimes, tournant son regard vers le ciel. Le hameau est au levant. En marchant vers le couchant, on rencontre à 7 km le hameau de Saint-Geniez, et à 14 km la fin du plateau et la gorge qui constitue son unique sortie. La descente, aux pieds des falaises puis sur le plan incliné de la déjection, fait tomber sur Sisteron, 23 km après Authon.

J’ai maintes fois fait la route, en calèche ou en chevauchant, mais un jour le curé Rolland désire qu’on la fasse pour apprendre. Il a quelque chose à me montrer, une morale à dégager.

Sur ma jument Musette, petit mais droit, cheveux châtain et fous, tête alpine (crane aussi large que long), œil grand et perçant, joues rondes, bottines, culotte rouge et chemise blanche, je suis bon cavalier, allure fière. Arrivés au plus étroit de la gorge, le maître met pied à terre.

- Tu vois, la falaise est taillée et le plan porte une inscription. Elle dit que Dardanus, préfet des Gaules, et son épouse Novia Galla, ont ouvert ici un chemin et placé une porte, pour se rendre à Théopolis, la cité de Dieu. Je grimpe, dessus, en face, j’observe le texte sous tous ses angles. C’est une leçon de latin. Sur le chemin du retour, le curé explique :

- C’était vers l’an 410. Dardanus était le préfet des Gaules, l’ami de l’empereur. Il était installé à Arles, entouré d’esclaves et de domestiques. Il s’occupait de ses immenses possessions agricoles, dont notre Dromon, où il envoyait ses moutons. Le palais n’était qu’intrigues, car 2 prétendants rivalisaient, alors que les Barbares approchaient. Au milieu de l’affolement, Dardanus lit les écrits de deux contemporains, Jérôme de Palestine et Augustin d’Ipone. On le presse de prendre des mesures, mais il poursuit sa lecture. Un jour, il pose ses papyrus et réunit ses gens. « Mes frères, je me suis fait chrétien, je ne commanderai plus les légions, je ne me battrai plus contre personne. Avec tous ceux qui voudront me suivre, je parts vivre au Dromon ».

Nous arrivons à Saint-Geniez. Nous reposons les chevaux sous le noyer. Les portes s’ouvrent, les femmes accourent pour recevoir un signe de Monsieur le curé. Il s’informe de quelques santés et nous repartons.

- Dardanus et Galla prirent des vêtements simples, un char, deux bœufs, et, suivis par une cinquantaine de frères, ils vinrent ici, au désert, pour vivre selon les préceptes d’Augustin dans sa Théopolis. Il propose une vie communautaire, entre travail agricole et Bible, loin de l’idée solitaire des ermites, loin de l’idée fermée des moines, loin de l’hypocrisie des villes. ↑ A Pierre-Ecrite, ils élargissent la gorge, placent une porte, ferment et se retrouvent seuls au monde, avec Dieu.

La Théopolis, c’est ici, c’est Authon !

Cette géographie qui porte l’histoire vers un idéal me subjugue. Je suis de la Théopolis.

- Ils vécurent là, se renouvelèrent, en pure fraternité, pendant deux siècles. Ce lieu est depuis imbibé de leur haute morale ! L’humanité est digne lorsque les intérêts privés et généraux s’équilibrent, lorsque l’héroïsme est celui de la conscience, lorsque le but est assez haut et la vertu assez grande… C’est ce qui manque à nos politiques.

Mon maître me parle souvent du bon sens de Voltaire, de la gentillesse de Rousseau, de l’esprit de justice de Montesquieu, du savoir de Condorcet, qui a présenté à la Législative un projet d’enseignement primaire accessible à tous et assuré par l’Etat.

- Condorcet était persuadé que l’instruction ferait le bonheur de l’humanité. Et moi aussi, mais j’ajoute que l’homme doit avoir un Dieu, un respect supérieur, que ce soit Jésus, la droiture ou la grandeur des choses... Il faut résister à la tentation, et bouder la célébrité…

Dans ce lieu magnifique, je reçois la connaissance, l’équité, la rigueur. Je devine le Dieu qui sera le mien : La justice ! Celle de Cicéron, de Montesquieu, de Condorcet, celle de mon maître, celle de mon père…  En attendant, je joue à la ferme Richier à garder les moutons.

La loi d’organisation judiciaire du 18 mars 1800 me concernera plus tard. Les juges sont nommés et inamovibles. Il y a un tribunal d’appel pour 4 départements, un tribunal civil par département, une première instance par arrondissement.

 

Un beau jour d’été, on court, on crie. Deux chevaux arrivent, dont les cavaliers sont connus. Je saute dans les bras de mes parents dès qu’ils posent pied à terre. Marthe et Marc Antoine s’étaient séparés, pour éviter de tomber ensembles. Mais en 1796, un second enfant est né, baptisé Marc Antoine. Maintenant, royalistes et républicains semblent trouver dans le Directoire une solution acceptable. Ils ont donc galopé vers Authon.

Leur décision est prise :

- Nous allons vivre dans notre maison de Marseille. Toussaint pourra poursuivre ses études, je pourrais m’occuper de mes affaires… Encore mille mercis, cher ami, notre maison vous est ouverte, mais nous ne pourrons jamais vous rendre vos bienfaits envers Toussaint…

- Vous me les avez déjà rendus, car Toussaint sera un homme juste…

Marseille est préfecture, alors qu’en 1791, à la création, c’était Aix. L’ancien avocat Charles Delacroix, ami de Talleyrand, a été nommé préfet à Aix. Mais dès son arrivée, il a choisi Marseille comme préfecture, en blâmant Aix : - Je punirai ce village orgueilleux.

Ses détracteurs insinuent qu’il a choisi en fonction du salaire, ce dernier étant proportionnel au nombre d’habitants de la préfecture. Il est vrai qu’en dix ans Aix a été décimé, ruiné, figé. En 1801, la foule aixoise crie Vive le roi dans les rues.

Marseille est au contraire en plein dynamisme commercial. C’est le port vers l’Italie et l’Egypte, destinations si chères au premier Consul.

Nous allons habiter au n° 2, rue Saint-Jacques (Saint-Ferréol) à l’angle de la rue Vacon. L’hôtel a été construit par mon arrière-grand-père, Antoine Borély (1692-1780), capitaine de la ville, frère de Louis (1692-1768) qui a réalisé une fortune avec le négoce en Egypte et qui a commencé la bastide de Bonneveine (château Borély de Marseille).

Ma vie change du tout au tout. Externe au collège, choyé par mes parents, perdu dans cette immense ville, je vois des bourgeois s’habiller en incroyables, danser la gavotte sur les places, le quadrille et la fricassée. On m’amène au cours Saint-Louis, à la foire aux santons, afin que je monte une crèche à la maison, ce qui démarque de la représentation dans l’église avec de grands santons. Je veux Jésus, les bergers, les artisans, pas les Rois ni la Vierge. Marseille, c’est le Dardanus d’Arles, pas celui de la Théopolis, où mon cœur est resté.

J’en ai la démonstration : Le 7 décembre 1802, le premier Consul Bonaparte rétablit l’esclavage. La ville applaudit, mon père fulmine. Ses cousins Borély et les cercles royalistes tolèrent mon jacobin de père parce qu’il s’enrichit, mais ils ne l’aiment pas. Le trop jacobin préfet Delacroix est écarté, remplacé par Thibaudeau. Et moi je haï cette ville, ces affairistes, ces nobles, ce manque de grandeur. Moi, je suis d’Authon, de la Législative, de la Théopolis.

Ainsi me jugent mes professeurs : Très bon élève et du caractère. L’anecdote suivante l’illustre : Mon père a offert des bas de soie à mon professeur, selon une pratique courante. Le professeur m’a indiqué le texte qui sera donné à faire en traduction. A la maison, je n’ouvre pas la traduction, et, à la fin de l’épreuve, je rends copie blanche, alors que je savais faire la traduction (4).

Je veux étudier le droit, devenir magistrat. On entrevoit donc une suite à Aix.

Cette ville redore son blason. En 1804, y arrive le grand Manuel, avocat dont l’éloquence et l’amour de la justice ont une résonance nationale. Siméon, professeur de droit né à Aix en 1749, émigré, aujourd’hui Conseiller d’Etat, rédige le Code civil avec son beau-frère Portalis, né au Beausset en 1746, avocat, Conseiller d’Etat. Portalis va devenir ministre des cultes et va rédiger le Concordat. Aix ré-ouvre le cercle Sextius et les loges maçonniques. Mais le cœur n’y est pas. On tolère l’Empire, on espère le roi. On relance la vieille Fête-Dieu pour unir l’élite et le peuple. D’Arbaud-Jouques, ancien émigré, est sous préfet, de Fortis est maire. La ville reprend de l’allure avec l’archevêché, le tribunal d’appel, l’école de droit, bientôt l’Académie des lettres et de l’agriculture, avec Emeric David et Gibelin (1808).

 

Marc Antoine est maintenant notaire impérial à Marseille. La loi crée un lycée par département. Pour les Bouches du Rhône, c’est l’école où j’allais, à Marseille, ex couvent des Bernardines, futur lycée Thiers, car Thiers y sera bientôt élève. Mais à présent, je fais mon droit à Aix. Barras s’installe au château des Aygalades, Fouché devient chef de la police. Mon père se dit que les purs ont été trahis, puis il se fait une raison en pensant au Code civil, aux victoires extérieures, aux lois qui favorisent les propriétaires. C’est qu’il achète de plus en plus de bien nationaux, en particulier la maison et le clos des d’Arbaud-Jouques, à Gardanne.

Pour mes vingt ans, une grande fête est organisée rue Saint-Jacques. Je suis un jeune homme sans beauté, plus petit que la moyenne. Mes yeux sont proéminents et mes pommettes larges. Je suis plus vif que fort. Mon côté agréable vient du tour alerte que prennent mon corps et mon l’esprit quand je le veux. Mais je peux être cassant sur les sujets pour lesquels je suis incapable de simuler une quelconque neutralité (l’injustice, l’hypocrisie). Alors, je me laisse aller à être blessant, en méprisant les conséquences. Je fuis les distractions mondaines, et ne pense qu’à mes études. Quand l’Empereur dénonce l’Angleterre, j’affirme haut et fort que c’est un pays modèle, libéral, industriel, prestigieux par ses universités, où j’irai vivre…

- Si vous voulez mon avis, mon cher, je ne crois pas qu’un fils de jacobin, qui plus est acheteur de bien d’émigrés, soit recommandable. Certes, il est brillant garçon, mais solitaire et imprévisible. Pour sûr, il n’est pas des nôtres …

Ma famille s’est retirée à Gardanne, pour fuir les sarcasmes marseillais et aixois.

← Là-bas, dans la maison ex d’Arbaud-Jouques dite l’Enclose, point de malsaine aristocratie, mais la vie de plain pied. Malheureusement, le 29 avril 1809, mon frère cadet meurt à l’âge de 13 ans. Je suis désormais le seul rameau Borély-Crudy.

Je reçois l’autorisation d’aller étudier le droit anglais, grâce aux relations de mes professeurs aixois. On est en plein blocus, mais des échanges demeurent. Cette année-même, Napoléon autorise la vente de blé aux Anglais. Me voici donc utilisant les services de la toute nouvelle Société des Messageries. J’ai dans ma valise mes beaux habits, une forte somme, et des mots de recommandation auprès de grands juristes.

C’est un enchantement ! L’activité dans le port de Londres surpasse de loin celle de Marseille. La proportion de produits manufacturés est énorme, les chemins sont entretenus, les intérieurs des appartements sont chauds, on lit tous les jours toutes sortes de journaux, alors que la censure française n’autorise qu’un journal par département, et cinq à Paris. Les Anglais entretiennent leur corps à l’aide d’exercices physiques et de bains. Je me proclame anglophile, et même anglo-maniaque. Trois sujets me frappent particulièrement :

D’abord l’agriculture. On fertilise les champs à l’aide du fumier, qui est récoltable car les bêtes, bovins, ovins, porcins, sont souvent à l’étable. Les propriétés sont de bonne taille, non dispersées, dirigées par le propriétaire, qui se fait un devoir de collaborer avec la nature, d’introduire le savoir moderne, de protéger ses gens. Les cochons sont ici plus gros et moins gras. On les nourrit pourtant moins, car on les abat à 18 mois au lieu de 24.

Ensuite le droit, objet principal de mon séjour. La justice est indépendante du pouvoir. Je note tout, le rôle du juge, de l’avocat, du procureur, du jury, pour comprendre comment on arrive à un jugement à partir des faits, et seulement des faits, de l’affaire. C’est une justice ouverte, démocratique, équilibrée. Je comprends les Révolutionnaires qui s’en sont inspiré.

Enfin les institutions. Le pouvoir appartient à la Chambre, aux représentants de la nation. Le roi accompagne les orientations, se préoccupe beaucoup du blocus et de Napoléon, mais la décision reste aux Communes. Cette monarchie constitutionnelle est, au fond, une république. Les lois, l’économie, la richesse et le bien-être du pays semblent en découler.

 

En 1811, je rentre, avec en poche non seulement une foule d’idées sur le gouvernement et sur la vie civile, mais aussi une parfaite connaissance de la langue, des amitiés avec des hommes remarquables, et un rapprochement encore plus solide avec mes parents. 

- Vous avez raison, leur dis-je, il faut établir la liberté, les Droits de l’Homme, refouler ces Royalistes archaïques, ne plus subir les Bonapartistes, qui ont substitué la gloire et les titres à la liberté et à la paix. Espérons le retour au contitutionnel, faisons pour l’instant le dos rond.

Le spectacle offert par Marseille, Aix et Gardanne, renforce mes convictions : Misère, soldats en attente, population inquiète, villes sales. Barras monte le complot du Midi, échoue et s’enfuit. A Aix, 13 avocats sur 15 sont royalistes, les négociants s’enrichissent (Crémieu, Carcassonne, Moutte, Bédarride). Certains aristocrates s’occupent bien d’agriculture (Fauris de St Vincens, Arlatan, Duranti la Calade, Mazenod, Albertas), mais pas des agriculteurs. Pour eux, le code civil est trop égalitaire. Les paysans, ignorés par l’Ancien régime et par les Girondins, sont carrément délaissés. Résignés, ils vivent comme il y a 100 ans et sont juste bons à alimenter en hommes les armées. Gardanne a déjà 12 morts parmi ses soldats.

 

Me voici dans ma première fonction, conseiller-auditeur à la cour d’Aix. Peu après, je deviens vice-président du tribunal de Marseille (1812). A 24 ans, je suis riche, diplômé, établi, et je ne veux surtout pas de mariage. Je n’aime pas les femmes, surtout celles de mon milieu. De toute façon, un mariage est un arrangement entre familles, et Marc Antoine n’est pas prêt à trouver un salon noble consentant. On attire le riche, on repousse le jacobin.

Ma grand-mère, Marguerite Bayle 1733-1813, née à Authon, épouse de François Borély, s’éteint dans l’Enclose. Son parcours Authon-Sisteron-Gardanne illustre la descente des Gavots vers le bas pays moins déshérité. Parcours de journaliers, mais aussi de bourgeois.

Napoléon est de plus en plus isolé. Il abdique le 6 avril 1814.

Marseille et Aix, applaudissent le retour du roi. Pendant plusieurs mois, les illuminations, les drapeaux blancs, les guirlandes et les chants disent la joie des Royalistes. L’hôtel d’Albertas resplendit dans une permanence de fêtes brillantes. Y logent la duchesse d’Orléans et Monsieur le Comte d’Artois (futur Charles X). Je m’efface, plus écœuré encore par le royalisme que par le bonapartisme. J’ai un sursaut à la création de la garde nationale, qui est dans chaque ville une milice de citoyens composée de volontaires et affectée au maintien de l’ordre. Je m’inscris à Marseille et j’obtiens par élection le rang de capitaine. Le chef suprême national de cette garde est mon idole, La Fayette !

Le 1er mars 1815, Napoléon débarque à Golfe Juan. Le chef régional à Marseille, le général Masséna, ne bouge pas. Capitaine de la garde nationale, je reçois du général Miollis la mission de mener un détachement de 500 hommes à Sisteron pour arrêter l’Aigle en faisant sauter le pont. Nous partons tard, et je m’arrange pour ne pas avancer vite. Nous arrivons alors que l’Aigle est passé depuis 1h. Mole et vaine poursuite. Nous rentrons à Marseille.

Bientôt, nous remplaçons cocardes et drapeaux blancs par du tricolore. Je suis élu lieutenant-colonel de la garde d’Aix. Le 24 juin, nous apprenons la défaite de Waterloo. La foule arrache tout ce qui est tricolore. Je rassemble la garde (700 personnes) et j’essaie de maintenir l’ordre. Avec Casimir Rostan, l’avocat Caire et le chevalier de Candolle, je forme un comité, mais il nous est impossible d’empêcher la terreur blanche. Elle sera cependant limitée. Aix n’a rien à voir avec Toulouse, où Ramel, commandant de la garde nationale, est tué, ni avec Nîmes et Marseille, où des Ultra terrorisent les Bonapartistes et veulent installer un royaume occitan, sans Paris.

Des Grecs débarquent à Marseille, fuyant les massacres turcs (1815). Je les aide sur les plans juridique, financier et humain, créant une association de défense pour ces déshérités, luttant pour les faire naturaliser.

Je fais office de Président du tribunal de Marseille, car le titulaire Jules Cigordy est malade. - Monsieur le Président Borély ! Annonce le portier.

Je suis invité dans les meilleurs salons de Marseille, en particulier chez Joseph de Paul, qui cache sa légion d’honneur bonapartiste. J’y retrouve sans plaisir l’aristocratie et les hauts magistrats de la ville. Je joue un rôle, celui du notable normal, incéré dans son monde, alors que ma conviction est ailleurs. Je marque d’un oui de la tête telle ou telle affirmation, même si elle critique la Révolution. Je vais jusqu’à ajouter : « Un Président sert la loi avec justice et rigueur, sans la discuter ». Il m’en coûte de voir le bannissement à perpétuité des Régicides, la suppression du divorce. Les faits divers volent à mon secours pour changer le sujet de la conversation. En juillet, le drame des naufragés de la Méduse est comme du pain blanc.

 Un soir de bal chez Joseph de Paul, la nièce de l’hôte est tout de blanc vêtue et presque jolie au bras de sa maman. Je l’ai croisée ici ou là, et l’ai trouvée sans intérêt. Il ne m’échappe pas qu’un tel blanc signale une fille à marier. La noblesse cherche à caser ses filles chez les riches, les riches essaient de se donner un nom et un appui dans le nouveau régime. La manœuvre est classique, et lorsque de Paul m’amène dans une pièce tranquille où la nièce est là, seule, par un pur hasard, je n’en suis nullement étonné.

A partir de ce jour, le Président Borély est souvent invité chez Madame de Paul, la mère, pour passer la soirée avec Marie, la fille. Le père, Jean Baptiste d’Isoard, avocat que j’ai bien connu, est malheureusement décédé (Marseille, avril 1815). Les de Paul sont une famille noble de hauts juristes d’Aix et de Marseille. Les Isoard sont eux de basse extraction, des fromagers de Seynes. Mais l’un d’eux a fait ses études au grand séminaire avec Lucien Bonaparte. Napoléon l’a fait cardinal d’Isoard (1766-1839). Des parvenus donc.

Je passe mes nuits à réfléchir. J’ai 28 ans, une passion (la justice), une situation, une fortune. L’absence d’épouse ne me pèse absolument pas. Le problème est plutôt que je n’aime pas les nobles, alors que je vis dans leur monde. Louis XVIII et les Royalistes tiennent toutes les commandes, en particulier celles de la magistrature. Dois-je m’en détourner, devenir fermier à Gardanne ? Ce serait quitter ma passion. Je dois au contraire pénétrer ce milieu, le faire évoluer de l’intérieur.  

Les personnes que j’admire, elles, participent : La Fayette est chef de la garde, Manuel est avocat, Talleyrand est un conseiller des plus zélés. Des libéraux sont dans les ministères : Royer-Collard, Guizot, Rémusat. Il faut donc accepter le monde, s’y glisser et lutter avec les armes de la démocratie. Surtout pas de désordre ! Cela vaut pour le métier et pour le mariage. Je poursuis donc dans le métier, et régularise par un mariage.

Mes parents sont des nostalgiques de la Gironde, mais ils s’enthousiasment à l’idée de voir leur fils abandonner une indépendance trop belliqueuse, pour fonder un foyer. Mon père va négocier la dot de Marie. Les fiancés ont maintenant la permission de s’écrire. Le 9 septembre 1816, Joseph Toussaint Borély, vivant avec père et mère au 2, rue Saint-Jacques, épouse Marie Philippine Elisabeth d’Isoard, demeurant à Marseille avec sa mère, dame Marie Sophie de Paul, 1, chemin neuf de la Madeleine. Les témoins sont Joseph d’Isoard, d’Aix (un cousin), Joseph de Paul (l’oncle), le baron François Joffier, premier Président de la cour royale d’Aix, chevalier de la légion d’honneur, Jules Cigordy, chevalier de la légion d’honneur, Président du tribunal de Marseille. On admire les cadeaux du fiancé, une corbeille avec bijoux, dentelles et étoffes. Le lendemain, les époux assistent à une messe d’action de grâce et rendent visite à la famille.

Je suis tout à fait conscient de la manipulation. L’entourage noble de Marie a organisé ce mariage pour m’entraver par une épouse stupide, pour diluer mon audace dans la gestion domestique. J’ai dis oui pour les braver, pour aller chasser sur leurs terres.

En cette année 1816, j’ai eu l’occasion de me rapprocher de l’ami de mon père, Jacques Antoine Manuel 1775-1827, né à Barcelonnette, brillant avocat, qui vient souvent à Gardanne. Aux 100 jours, il a dominé la Chambre des Représentants. Comme La Fayette et mon père, il est charbonnier, mouvement secret qui revendique une monarchie constitutionnelle libérale, qui demande l'unité et l'indépendance nationales, qui milite pour les idées des Encyclopédistes et de 89. Manuel, mieux encore que les Lumières, que Rolland et que les lords anglais, réclame des lois justes et une presse libre.

←   Toussaint Borély à 28 ans. Petit, agile, résistant. Dans son habit de magistrat, il arbore sa légion d’honneur de la Garde, future police municipale.

Marie et moi assurons les apparences, répondons aux invitations. Nous nous montrons en public, par exemple quand le Fernandino, bateau à vapeur napolitain, mouille dans le port (juin 1817). Mais le soir, le repas se passe en silence, à moins que qu’une raillerie échappe de la bouche pincée de Marie. Parfois même, prétextant une migraine, Madame se fait servir dans sa chambre. Nous faisons chambre à part, selon un consentement établi d’entrée.

Elle entame une vie dans un cercle de femmes recherchant des amants. Bien entendu, chez ma belle famille et au palais, je n’ai droit qu’à des visages fermés. Je fais mine de ne rien voir. Je poursuis mon idée, celle de créer un journal d’opposition. J’échoue, je recommence, plusieurs fois. Le Sémaphore réussit enfin. Un étudiant en droit de la faculté d’Aix y collabore avec beaucoup d’à propos. Il se nomme Adolphe Thiers. Ce petit bonhomme défavorisé par la nature, a compris, bien mieux moi, qu’il faut des réseaux pour réussir. Son groupe d’amis comprend Aude (étudiant), Rouchon (magistrat), Teulon (député), Floret (préfet), Mignet (étudiant) et moi-même. Une inoxydable amitié va me lier à Mignet et à Thiers, scellée sur la vasque du libéralisme et du journalisme.

Adolphe et moi sommes fort dissemblables, mais nous resterons fidèles l’un à l’autre. Illustration par deux anecdotes. A Gardanne, l’huissier impérial Barthélemy Grognard, 37 ans, a accompli sa mission avec la plus grande honnêteté, mais il a affiché son bonapartiste au point de prénommer son fils Napoléon. La Restauration le révoque. Je lui propose le poste envié de juge, en faisant un effort sur moi-même. Grognard refuse, pour ne pas tomber dans le favoritisme que nous dénonçons tous les deux et que je fustige dans le Sémaphore.

A l’Académie d’Aix, Thiers présente en 1819 un mémoire sur le thème imposé de l’éloquence. En aveugle, il est élu, mais lorsque les biens pensants académiciens découvrent le lauréat, ce petit roturier haïssable, ils changent de vainqueur. L’année suivante, le jeune avocat Thiers présente le même mémoire sur l’éloquence, qui porte le n°9. Tout le monde l’identifie et tout le monde vote pour le n°5. Quand on dévoile, le n°5 est Thiers. Il avait présenté le n°9 sous une fausse identité.

Cette année 1819 voit la création du livret de la Caisse d’Epargne. Je place un petit pécule pour un mien valet sourd muet.

La grande affaire du moment, c’est la presse. Le garde des Sceaux a réduit la censure et l’autorisation préalable, même si le cautionnement demeure. A Lille on lance l’Echo du Nord, à Marseille la Gazette des Tribunaux, à Paris la Phalange (Charles Fourier). Le Phocéen, journal des Arts et du commerce, sort 20 numéros puis est interdit. Le Caducée est interdit, le Sémaphore tient, malgré les procès (il en aura 7), grâce à la qualité de son contenu, et à l’argent que j’y dépense sans compter.

La rigidité administrative et le conservatisme clérical amènent beaucoup de négociants au libéralisme. Par les journaux, ils demandent les trois libertés d’économie, de presse et de culte. Je suis à l’avant poste de ce combat. La Charbonnerie reprend le fonctionnement et les thèmes des anciens francs-maçons. Elle est très active à Marseille. A Paris, La Fayette dénonce la répression sur la presse et revendique un droit de vote élargi.

Finalement, le soir, en observant mon épouse à travers le chandelier, je me dis que j’ai pris la bonne décision en ce qui concerne mon activité participative, et la mauvaise pour le mariage. Si les choses ne changent pas, ce sera un contrat réduit au strict minimum.

Des distractions me ravigotent. Car les affaires reprennent. A Aix, la foire du Jeu de mail (sur l’actuel boulevard des Arts et Métiers), présente près de 600 chevaux. Depuis leurs bastides, châteaux, hôtels ou appartements, nobles et bourgeois utilisent la selle, le bogey ou la voiture. Passionné de cheval, cavalier chevronné, j’achète deux juments et leur donne aussitôt les noms anglais de Margret et de Sandra. Puis je retrouve ma jument, Miss Lisa, et avec mes trois bêtes, je repars vers Marseille, non sans affronter un écran de poussière au bas du Cours des carrosses (Mirabeau), et sur le plateau (Boulevard des Belges). Ces parties ré haussées avec la terre de la tranchée du mont Perrin, sont un chemin certes plat, mais poussiéreux ou boueux, selon les humeurs du temps.

S’inspirant du modèle anglais, Mathieu de Dombasle invente une charrue légère et maniable, les autorités créent des comices agricoles. Pour répandre les progrès dans les campagnes, on prime les meilleurs taureaux, troupeaux ou étalons. A Gardanne, je pousse les agriculteurs à s’associer, à organiser ces concours, à participer.

Marseille construit une église de rite grec grâce à mon soutien, et je deviens le président du Comité grec de Marseille, que j’ai créé (1821).

Le Sémaphore dénonce l’amoralité des jeux et des loteries. Manuel en a démontré les effets néfastes. L’Eglise ne prend pas position. Le grand avocat est tout aussi splendide dans la proposition que dans l’accusation. Il demande une assemblée forte, comme en Angleterre, l’acceptation des Institutions par le peuple. Les Charbonniers relaient ses idées.

Avec mon père et Manuel, je passe de grands moments à Gardanne, sans le boulet, mon épouse. Nous discutons tous trois sur la terrasse, plus des invités, un consul ou des notables locaux. Un jour, Manuel invite la population. Ce village n’ayant aucune place, les gens attendent dans le pré. Alors le député Manuel descend de la terrasse, va dans la prairie et parle des devoirs des hommes envers leur patrie, des devoirs de la patrie envers les hommes.

Dans un silence parfait, Manuel s’exprime en français et traduit lui-même en provençal :

- Vous avez été des soldats à Essling, à Wagram, vous serez maintenant des soldats à Gardanne, pour défendre le droit et la sécurité. Vous avez donné votre force de travail pour survivre. Vous la donnerez pour l’éducation de vos enfants, pour les chemins, les fontaines, pour une meilleure vie. La France, ce n’est pas Marseille ni Paris, la France, c’est votre forgeron, votre laboureur qui sème, votre tailleur d’habits, votre maire qui administre, le tambourinaïre qui vous fait danser ! Demandez vos droits, tous vos droits, mais ne les prenez pas de force, car l’expérience de 89 a été trop douloureuse !

Cela s’achève à la guinguette du père Capus, au milieu des près (n°10, rue Borély).

Malheureusement, mon père meurt le 14 novembre 1821. Ma mère vient vivre à Marseille. Elle décèdera peu après. L’Enclose n’a plus que ma tante Marguerite Borély, sa domestique, et mon métayer. Je fais abattre des murs, pour ouvrir la circulation N/S et donner accès au puits communal. Je construis une maison simple pour ma tante.

La Charbonnerie demande la fin de la Restauration, la mise en place d’une constitution semblable à celle proposée en 1790. Ce n’est pas étonnant, puisqu’elle est dirigée par d’anciens Constituants, dont La Fayette. Le gouvernement prend peur. Quatre charbonniers sergents de La Rochelle sont exécutés en place de Grêve (21 septembre 1822).

Diplômé, lauréat de l’Académie, Thiers part conquérir Paris. Il réussira, car il possède un don, bien que petit de taille, vulgaire dans ses mots d’esprit, desservi par son accent. Sa force de caractère, son culot, lui permettent de fréquenter Talleyrand, Sainte-Beuve et Lamartine. Talleyrand l’adopte pour en faire son pion, Balzac le choisit pour camper son Rastignac.

Thiers et Mignet partis à Paris, je m’intéresse à la découverte de la bauxite aux Baux, au début des travaux du palais de justice à Aix, au Sémaphore, et à mes juments. Une chose est sûre, mon mariage m’a sédentarisé, mon caractère m’a poussé vers la solitude.

Avec la domestication de la force de la vapeur, il faut du charbon pour les bateaux, les fours à chaux, les savonneries, huileries, raffineries de Marseille. Le baron de Castellane, maire de Fuveau, a obtenu la concession d’exploitation sur tout le bassin de Gardanne.

Ferdinand d’Espagne ayant été renversé par une révolution libérale, Louis XVIII veut intervenir. Notre député Manuel s’y oppose avec une telle logique que les Ultra demandent et obtiennent son expulsion manu militari de la Chambre (26 février 1823). Mais le 4 mars, ils sont 62 députés à le soutenir, à l’acclamer en héros de la cause libérale. Il devient l’homme le plus célèbre de France.

J’en suis très fier, et je me jure de toujours bien rendre la justice. Exemple : Les planteurs américains expédient des balles de coton avec de la mauvaise qualité cachée au centre, si ce ne sont des pierres. Je fais annuler les paiements. Cette malversation a causé un duel entre deux négociants marseillais, le général Levasseur et le commandant Arrighi. Arrighi a été tué. Je fais arrêter Levasseur et les témoins, alors qu’ailleurs on ferme les yeux sur les duels.

Le 19 mai, à l’inauguration de la statue du roi René, j’apprécie la grappe (l’agriculture), les livres (lois et savoir), les pinceaux (art) et, sur le socle, le médaillon de Palamède de Forbin, réformateur de la justice en Provence, ouvrier du rattachement à la France. La fille de Louis XVI, duchesse d’Angoulême, est présente. L’aristocratie crie Vive le roi et affuble le roi René du qualificatif de bon, sous entendu les rois sont bons. Ils ne connaissent même plus leur histoire, et inventent une bonté, alors que bon signifiait courage.

Thiers est hermétique à l’art, mais il soutient les Massacres de Chio, de Delacroix, fils de l’ancien préfet jacobin de Marseille. C’est une façon de colporter l’avis de Talleyrand. Je loue aussi le tableau, qui attire l’attention sur les Grecs, victimes d’un génocide.

Le 16 septembre 1823, Louis XVIII meurt de la gangrène. Son frère le remplace sous le nom de Charles X. Cela me surprend en vacances à Grenoble. Je rentre précipitamment à Marseille car je dois faire l’éloge à la place du Président malade. Je m’efforce à trouver des qualités au défunt, sans aller jusqu’à faire applaudir Charles X. Les Ultra ricanent, jusque dans mon ménage. Le comte de Peyronnet, ministre de la justice, me demande de désavouer mon éloge. Je réponds que je n’en ferai rien, préférant me retirer de la magistrature, parce que j’exerce dans un système dévolu à l’asservissement intellectuel (6).

Tout Borély est là : Il démissionne au nom de l’indépendance de la justice, acte certes digne et courageux, mais individuel, fort coûteux pour lui, sans suite pour la cause.

Ma compétence, mon intégrité et ma force de travail étaient reconnues, et je pensais à Aix, qui bénéficie du Tribunal d’appel, de l’Ecole de droit, et de l’auréole des beaux-frères Siméon et Portalis. Mais mon hostilité à la monarchie absolue l’a emporté.

 

J’ai 36 ans, je suis libre, riche, expérimenté, vif comme jamais. Une tare : Je suis marié. Mon épouse ne m’adresse plus la parole, d’autant qu’avec Charles X l’ambiance tourne à l’ultra royalisme arrogant. Marie prend des airs de triomphe et court les salons convenables.

- Vous mesurez, ma chère, quels doivent être mes mérites pour vivre avec ce personnage asocial. Mais Dieu, dans sa grande miséricorde, m’en donne la force !

Le bruit court qu’elle ne se refuserait pas à un galant. Dans l’appartement silencieux, je me dis parfois que seul mon valet sourd-muet de Gardanne m’entend et me comprend …

Monterai-je conquérir Paris ? Non, je me consacre aux Grecs, à mon journal, aux comités d’éducation, aux cercles libéraux de Marseille animés par l’avocat Joseph Antoine Thomas.

Entre Royalistes et Libéraux, la tension monte. Mes amis et moi sommes persuadés qu’une révolution se fera, grâce aux journaux, à l’information, au bon sens, et à la probité, contre la censure, la fatuité, les privilèges. Une manifestation antigouvernementale se déroule à l’occasion de l’enterrement du général Foy, député libéral. On y remarque Casimir Perrier et un représentant du duc Louis Philippe d’Orléans (1825).

Le Figaro, hebdomadaire satirique dont les rédacteurs sont anonymes, raille avec beaucoup d’esprit le romantisme larmoyant et le cléricalisme bien pensant (1826).

En juin 1827, l’Acropole tombe aux mains des Turcs. A mon désespoir, la France n’a rien fait, alors qu’elle donne à ses palais de justice des airs de Parthénon. Les journaux dénoncent de façon masquée la politique extérieure, la frilosité économique, le manque de libertés individuelles. Pour vivre, ils relatent des faits divers. En août de cette année 1827, le jeune séminariste Antoine Berthet tire sur Mme Michoud de la Tour, sa bienfaitrice. La Gazette des Tribunaux de Marseille relate l’affaire. Condamné, Berthet sera exécuté en 1828. Stendhal lit la rubrique et en tire le Rouge et le Noir, qui respire la vie de province (7).

La garde nationale de Paris est dissoute.

Aux élections de 1829, le bâtonnier Thomas (1776-1839) est enfin élu à Marseille. Mon soutien a été assez efficace pour que La Fayette me félicite dans sa lettre du 24 juillet 1830 : « La loi électorale et la liberté de la presse sont les deux points de mire… Salut et amitié de tout mon cœur ». Je lui réponds : « Si j’avais été seul sur la liste, la vivacité de ma couleur, la force de mes principes et l’énergie de mon opposition n’auraient permis à aucun ultra de me donner un suffrage. Avec le très modéré Thomas, cela a été possible » (8). J’ai bien manœuvré : En me plaçant second sur la liste, j’ai recueilli les voies libérales dures, sans faire fuir les voies royalistes modérées. Mais du coup, je me suis astreint au local, rejetant un destin national. Puisque je ne suis pas un homme de salon, il en est certainement mieux ainsi.

Charles X réagit aux élections perdues en nommant en août Polignac premier ministre, un ultra des plus bornés, qui s’entoure de ministres de son acabit. Le Figaro ironise : « On va reconstruire la Bastille et supprimer le système métrique ».

En septembre, le traité d’Andrinople sauve, grâce à la Russie, l’indépendance de la Grèce. Je pavoise doublement, pour la Grèce et pour les élections. Je chantonne un mot à la mode : Les aristocrates sclérosés vivent dans un monde à particule, se marient dans un monde à particule et meurent dans les bras d’un prêtre à particule.

« Monsieur Borély, sous la Restauration, allait en répétant à tout Marseille : Si j’étais législateur, ma loi sur la presse serait ainsi conçue : Article unique, la liberté de la presse est illimitée » (9). A Paris, mes amis Thiers, Mignet, Armand Carrel et le libraire Sautelet créent le National, journal pour une monarchie constitutionnelle, face à un ministère ultra, après une victoire libérale. Talleyrand, le duc d’Orléans et Laffitte approuvent les points fondamentaux :

Le régime doit rester une monarchie parlementaire.

Le roi doit confier le gouvernement au Conseil.

Les élections sont au suffrage censitaire (90 000 Français votants dans un pays de 30 Millions d’habitants, c’est-à-dire 3/1000). On ne change rien sur ce point. On passe des nobles aux riches. L’opposition à toute atteinte de la liberté de la presse est farouche.

Le député Rémusat dira dans ses mémoires « Je voyais l’Angleterre en rêvant à la France future ». Il était loin de rêver à une démocratie. Le temps n’en était pas venu.

Le premier numéro du National sort le premier janvier 1830. Armand Carrel le dira plus tard, un réseau de harcèlement s’est constitué, pour faire chuter la royauté. Les têtes sont Laffitte et Talleyrand, la cheville ouvrière les journaux, y compris mon Sémaphore : « Il n’y avait pour les cœurs indépendants qu’une seule attitude : L’hostilité »

 

En juin, dans un bureau de Marseille, à une élection où je suis battu par les Carlistes, je suis assommé d’un coup de matraque à la nuque et tombe sans connaissance. Le lendemain, je retrouve mes esprits, mais pas l’ouïe. Un bruit, un frétillement, me gènent en permanence. Je garderai toute ma vie un handicap, celui d’être dur d’oreille.

Pour exporter les haines et distraire les inquiets, pour se montrer enfin ferme avec les Turcs et marquer des points positifs, Charles X fait prendre Alger. Succès, euphorie. Et 15 jours après, tour de vis. Polignac supprime la liberté de la presse par des ordonnances illégales (25 juillet). Thiers, Rémusat, Cauchois-Lemaire et Châtelain rédigent une protestation.

Un changement du premier ministre Polignac suffirait. Parmi les possibles, les constitutionnels Royer-Collard, Président de la Chambre, Laffitte ou Casimir-Périer.

Charles X, pour soigner la fièvre, casse le thermomètre. L’épreuve de force s’engage, la police vient détruire sans mandat les presses du journal Le Temps (27 juillet). Le quartier se soulève. Le lendemain, les émeutiers prennent l’Hôtel de ville. La Fayette vient s’y installer. On adhère à lui de tous côtés : Les charbonniers, les libéraux, les royalistes modérés, le peuple, la garde nationale. Il peut proclamer la République, devenir Washington. Mais il hésite, car il manque d’idées et de courage quand il est au premier rang.

Ce 28 juillet, la révolte fait fuir le roi et l’armée. Le 29, les journaux sortent et amplifient la protestation. Talleyrand tire sa montre du gousset et lâche : Midi + 5 : La branche des Bourbons a cessé de régner. La Fayette ne bouge toujours pas. Thiers, et donc Laffitte, le poussent vers une monarchie parlementaire (« la République exposerait à d’affreuses divisions, nous brouillerait avec l’Europe ») (5). Le 31 juillet à 14 h, le fils de Philippe Egalité met son uniforme de général de la garde nationale, va à l’hôtel de ville sous les huées de la foule et dit à La Fayette « Vous êtes mon ancien chef dans la garde. Souvenez-vous, j’étais à Valmy et à Jemmapes ». La Fayette et Orléans vont sur le balcon. Le héros des Deux Mondes, devant un drapeau tricolore, donne l’accolade à Louis-Philippe. Un baiser républicain fait un roi des Français, un aristocrate offre son drapeau à la nation, sans le peuple.

← La Fayette sera derrière le pouvoir, il ne sera jamais le pouvoir. Peu nombreux sont ceux qui voient ces contradictions. L’armée recule, Charles X part en exil, les Trois Glorieuses fondent un nouveau régime, qu’on croît être le bon, mais la façon est opportuniste. Les pensées de 89 ressuscitent en terrain mouvant, où royalistes, libéraux et républicains pataugent pour s’emparer du pouvoir. Louis-Philippe accepte cette solution, afin de sauver le plus possible de choses pour la couronne. Il rétablit la garde nationale, avec vote des gardes pour choisir leurs officiers. Le droit d’éligibilité passe de 40 à 30 ans, celui de vote de 30 à 25. Le plancher du cens pour le droit de vote est baissé, les impôts aussi.

Le 10 août, Louis-Philippe désigne Alexis Rostand (grand-père d’Edmond) maire de Marseille. C’est un négociant, président du tribunal de commerce. Ses adjoints sont André Raynard, Dominique Consolat et Jules Juliany. Le 20 août, Ambroise Mattet est maire d’Aix, Joseph Thomas est préfet.

Nombre de promus vont se satisfaire de cet état. Au lieu de lutter pour le bien commun, ils vont devenir des nantis, des notables conservateurs. Marseille, Arles et Brignoles restent carlistes. On abat les arbres de la Liberté, on publie la Gazette du Midi, journal réactionnaire. Les bonnes places se distribuent, se négocient. Je m’affole et j’écris à Thiers. « Me voilà brouillé avec tous les miens. L’opinion publique se dédommage de mes tracasseries de famille, ma conduite électorale m’a éloignée de mes parents. Les Constitutionnels sont blessés de voir délaissé celui qui a été à leur tête » (9).

En octobre, dans la vague d’épurations et de nominations, Mignet entre au Conseil d’Etat et devient archiviste aux Affaires étrangères. Le docteur Arnaud (sous-préfet) et Ambroise Mattet (maire) me demandent de prendre la tête du parquet, à la place de Taxil. Je refuse : « La révolution ne doit pas être un acte d’absurde vengeance »

Louis-Philippe roi des Français, Laffitte et La Fayette aux commandes, Ambroise Mattet  maire, je suis comblé, illusionné comme tous. C’est peut-être le plus beau jour de ma vie : Régime à l’anglaise, dirigé par mon héros et ami La Fayette. Garde nationale, dont La Fayette est à nouveau le chef. En Vendée, c’est Monsieur tricolore, le pétulant Alexandre Dumas, qui organise la garde. On ne m’a rien proposé, qu’importe.

Mattet écrit à Philippe Dupin, ministre de la justice : « M. Borély a sacrifié pendant 15 ans toute ambition, étant l’ami, le soutien, le chef de l’opposition, usant sa paix et sa fortune pour faire le bien. Les magistrats qui remplacent la cour sortante l’ont tous en haute estime. Ses ennemis politiques rendent eux-mêmes hommage à l’élévation et à la pureté de son caractère. Aucun avocat ne réunit plus de droiture, de capacité, de tact, de dignité. Sa fortune considérable est un gage et sa vie entière n’offre que la meilleure caution. MM La Fayette, Sébastiani, Guizot, attestent de lui, Thomas sera l’organe de l’opinion royale. M. Borély fut le moteur de généreux élans qui soulèvent la faveur pour nos campagnes. Il fut l’ami intime de Manuel. Nous suggérons de désigner M. Borély chef de la présente magistrature » (10).

Dupin me nomme Procureur général près la Cour d’appel d’Aix, avec Séverin Benoît comme substitut (1831). Cette forte promotion sauve mon honneur et m’offre un vaste terrain d’action. J’accepte. Le jour même, 13 des 15 magistrats d’Aix démissionnent pour éviter d’avoir un chef jacobin. Me voici à la tête de plusieurs départements, travaillant directement avec le ministre. Nous sommes 27 en France dans ce rôle. L’audience de mon installation se déroule dans la salle des pas perdus du palais de justice d’Aix, en cours d’achèvement. Messieurs les procureurs généraux à Montpellier et Nîmes, Messieurs les élus d’Aix sont là, devant le préfet Joseph Thomas et l’évêque Mazenod. Le premier président accueille le procureur Borély, et j’expose alors les lignes de force de mon action.

Le soir, au salon, je m’adresse à mon épouse :

- Je te demanderais d’accepter la nouvelle monarchie… Montrons-nous ensembles dans les réceptions… Il faudra songer à habiter Aix, ce qui ne sera pas pour te déplaire, car tu y as autant de famille et d’amies qu’à Marseille…

L’inauguration du palais a lieu fin 1832, au cours de laquelle je prononce un discours fracassant : M. Borély s’est plaint de l’esprit qui régnait à Aix. Cette ville ne méritait pas une Cour royale. On la porterait à Marseille ainsi que l’Ecole de droit.

On renouvelle la chambre. Je suis candidat orléaniste à Aix, et je suis élu. Mais je cède la place à Thiers, mon colistier, qui s’exclamait : Aucun de vous n’a un aussi pressant besoin que moi d’être député. Il faut reconnaître que l’ambition est chez lui un pressant besoin.

 

Les journaux ont été au cœur de la Révolution. A Paris, les Provençaux Thiers et Mignet ont joué un premier rôle. En province, mon journal marseillais le Sémaphore a été efficace. Je suis élu colonel de la garde nationale. Mesurez mon bonheur : Je suis sous les ordres de La Fayette, dans une monarchie à l’anglaise, ami du ministre de la justice Dupin, du député Thiers, du futur maire d’Aix François Aude. Je crois fermement à la morale libérale (bourgeoise) de l’époque : La famille n’est plus un système d’alliances, mais la force qui doit assurer l’avenir des enfants. La mère fournit la vertu, le père l’argent, gagné par un travail honnête. Le collège est préférable aux précepteurs, la religion est une convenance. L’effort est productif, la chose publique est prestigieuse.

A ma table, le soir, le sourire a changé et camp : Je m’épanouis, Marie n’a plus d’appétit.

Puisque ce système est bon, il faut le protéger. Ce besoin d’ordre, la garde nationale l’assure. Elle est composée d’adultes assez riches pour s’équiper, pour disposer du temps nécessaire diurne et nocturne (1 mois/an.). Et moi, je voudrais qu’elle soit ouverte à tous !

A Gardanne, je fais don à la ville de la moitié de mon traitement annuel, pour habiller et équiper gratuitement la garde. Tous les hommes valides s’inscrivent. On retrouve là le souvenir de Marc Antoine et de Manuel. J’écris à La Fayette : « Dans cette pauvre commune, délaissée depuis tant d’années par l’autorité, si odieusement déshéritée de toute protection, 513 bons Français sont accourus ». De Paris, La Fayette envoie un drapeau, qui est La récompense nationale : Tricolore frappé d’un coq (le cop est le symbole des Orléans). Le 20 février 1831, je l’offre à la garde de Gardanne. Ces gens découvrent un espoir, un but, une voie. Je me félicite de la pertinence de mon choix : La Révolution pacifique peut réussir, et leur maire, Jean Baptiste Girard, y contribuer.

Depuis 1830, les arrogants Légitimistes en rabattent. Les Constitutionnels triomphent. Voyez comment notre ami le marquis Alphonse de Gueidan retourne à la vie. Charbonnier, brimé par sa mère, écarté du milieu aixois, il resplendit dans son Château de Valabre. Il court les banquets, fréquente Aude, Defougères, Joseph Goyrand et moi-même. Nous sommes bien décidés à enterrer l’esprit de la Restauration (qui par exemple a baptisé la bastide de Gueidan Pavillon de chasse du roi René, de façon erronée).

Nous nous passionnons tous pour les sociétés agricoles, pour la pomme de terre, les prairies, la lavande, le mûrier, les abeilles, pour le chaulage, les engrais tourteaux et oléagineux, la charrue Dombasle et la herse. L’Académie d’Aix publie les travaux de Gaston de Saporta (botaniste) et de biens d’autres, appelle à une agriculture plus rationnelle. Mais pour cela, il faut éduquer l’agriculteur.

Au dessert, chacun y va de sa tirade sur l’éducation. Changeons le monde grâce à ce levier ! Les rois n’ont pensé qu’à l’élite, la Révolution n’a pas eu le temps, l’Empire s’est dévoyé dans les guerres. Allons ! Nous portons nos toasts en ce sens. Aude sera maire d’Aix de 1835 à 1848 et fondera les écoles Normales d’instituteurs et d’institutrices, l’école des Arts et Métiers, l’éclairage au gaz, l’adduction d’eau par le barrage Zola pour lutter contre la terrible épidémie de choléra de 1835.

Première fortune de Gardanne et 58e d’Aix, de Gueidan pourrait piloter la vie publique à Gardanne, mais il laisse le pouvoir aux élites locales, qui sont mes amis (Auguste Baret, Paul Escoffier). Il héberge le surprenant Jules Louis Lemercier de Maisoncelle de Richemont.

Richemont est né en 1802 à la Martinique, fils de planteur, exploitant de canne à sucre. Marié, père de 3 fils, puis veuf, Jules revient en France à moins de 39 ans, parce que Napoléon a rétabli l’esclavage. La traite des Noirs bat son plein depuis Bordeaux et Nantes. Jules n’aime pas cette misère. Par Thiers, chez les Gueidan, il rencontre des orléanistes, des abolitionnistes, des admirateurs de Lamartine. Il adore, comme moi, les banquets et les parties de chasse. Alphonse l’héberge pendant 13 ans, puis meurt à Valabre, éteint (août 1853).

 

Le banquier Laffitte et le général La Fayette forment un nouveau ministère. Laffitte aux finances, Soult à la guerre, Dupont de l’Eure à la justice, Sébastiani à la marine, Montalivet à l’intérieur, Mérilhou au culte et à l’éducation. Les choix de Dupont de l’Eure et de Mérilhou, charbonniers et membres de la Société des Amis de la presse, me font plaisir.

Delacroix peint La Liberté guidant le peuple, bien que le guide de cette monarchie de banquiers soit l’argent. Le poète Lamartine, libéral et non démagogue, s’engage en politique. Le général Berthier essaie d’organiser le soulèvement des villes royalistes, mais la garde nationale veille et empêche tout incident. J’ai été dans cette affaire particulièrement efficace, et suis nommé chef de la garde nationale d’Aix.

La Fayette et ses amis Dupont de l’Eure, Mérilhou et Treilhard (préfet de police) démissionnent. Au moins, une partie du malentendu est levée : Le vainqueur de la révolution est Louis Philippe. Désormais, les désordres de gauche seront des sursauts économiques, les désordres de droite seront des coups légitimistes. Les appuis populaires s’étiolent.

La chambre vote la loi d’administration locale. Dans les circonscriptions d’Aix, les maires nommés par le préfet Joseph Thomas sont des Orléanistes tranquilles. A Gardanne, c’est le médecin Jean Baptiste Girard, un très proche, qui va retrousser les manches.

Les 166 200 électeurs de 1831 représentent moins de 1 % des Français majeurs.

La nouvelle chambre ressemble à celle de 29. Mais les libéraux ont gagné deux choses : Une monarchie sans droit divin, un Etat plus laïque. Ils n’ont pas prévu deux choses : Les idées socialistes, qui vont fleurir, et la révolution industrielle, qui va changer le pays. Le régime titube entre le libéralisme bancaire et l’interventionnisme monarchiste. Liberté (sous entendu économique), Egalité (suppression des privilèges), Fraternité (droit de propriété).

 

A l’occasion du passage à Aix du duc d’Orléans, un bal est donné dans la salle des pas perdus. Orléanistes et légitimistes se confondent dans les pas des polkas. Je danse, Marie non.

La liberté de la presse sert à lutter contre les abus et le manque de réformes. Résultat : De juillet 1830 à octobre 1832, on saisit 281 journaux, on en juge 251, on en condamne 66. L’élection est censitaire, les juges et les maires sont nommés. Où est le constitutionnel ?

J’avale les couleuvres et reste fidèle. Je me sens démocrate, tourné, grâce à Gardanne, vers la paysannerie des villages plutôt que vers le prolétariat des villes, qui est quasi inexistant en Provence. Je n’aurai jamais le sens ouvrier.

L’Etat garantit la paix, ouvre l’enseignement, fait les routes, mais assimile les intérêts libéraux à ceux de la nation. « La monarchie constitutionnelle a l’avantage de réaliser les vœux républicains en conservant la stabilité et la force des gouvernements monarchiques » (11). Paysannerie et prolétariat sont absents du pouvoir. En Angleterre, au contraire, le foncier et l’industriel s’équilibrent, la concurrence joue, l’ouvrier et l’entrepreneur s’affrontent sur des questions locales précises. En France, on manifeste contre l’Etat, et l’Etat écrase tout, par peur du retour à la Révolution de 1793. Procureur général et colonel de la garde, je suis engagé pour appliquer la loi et maintenir l’ordre. En 1832, c’est cela être citoyen.

A Aix, les Légitimistes reprennent du poil de la bête et pendent un coq. On offre un banquet à Thiers pour fêter son passage, mais un charivari de bruits de casseroles et de cris perturbe le repas. On entend : A bas l’apostat, le traître, le trafiquant ! La Gazette et le Sémaphore racontent l’accueil à Marseille, où la préfecture est en émeute. Mais à la fin, en octobre, Thiers est élu à Aix par 177 voix sur 200 votants, 302 inscrits.

En décembre 1832, le Président du conseil Casimir Perrier ordonne la répression des Canuts. Thiers approuve « Il vaut mieux l’arme blanche que le fusil, pour qu’on ne puisse dire qu’on a tiré sur le peuple » (12). Les Canuts ont mal posé leur question, l’Etat a mal répondu. Les gardes nationaux ont réprimé la dernière tentative de désordre, née selon moi d’injustes prétentions et de ridicules privilèges de corporation. Mais une carence grave s’est révélée : Sur 15 000 gardes appelés, 500 se sont présentés.

En mars 1832, l’épidémie de choléra fait 18 000 morts à Paris, dont Casimir Perrier.

En avril, la duchesse du Berry débarque près de Sausset pour soulever les Légitimistes. La garde veille et personne ne bouge. Notre Berry repart lamentablement.

En juin, une insurrection républicaine est écrasée à Paris : 800 morts et blessés. Désormais, les Républicains auront la stratégie de la société secrète, avec Cavaignac pour coordonner les sections. Thiers entre au gouvernement comme ministre de la Police et se comporte comme un conservateur convaincu. Cela m’énerve, au point que je prononce un discours suicidaire lors de la rentrée de la Cour dans le nouveau palais de justice.

Le journal ecclésiastique L’ami de la religion relate mon discours de 3 h : « M. Borély s’est plaint de l’esprit qui régnait à Aix. Cette ville ne méritait pas une Cour royale. On la porterait à Marseille ainsi que l’école de droit. Le magistrat s’est complu à montrer les avantages de ce procédé. Ajoutez cela à un fatras d’idées disparates sur les canaux, le chemin de fer, les machines à vapeur, et vous aurez une esquisse de cet étrange discours. Tout le monde était stupéfait. Deux fois, l’orateur a été interrompu par des murmures. Il avait préparé un grand dîner où toutes les autorités étaient invitées. L’archevêque se dégagea, M. le Maire annonça à Borély qu’il n’irait point à son dîner et qu’il le dénoncerait au conseil municipal. Le président du tribunal et plusieurs magistrats ne se rendirent pas au dîner. Le soir, on donna un charivari au procureur général. Le Conseil municipal signa une protestation énergique reprochant à M. Borély son projet de translation, son soin de ranimer les haines. On ne s’explique point cette incartade, si ce n’est qu’à supposer que l’orateur, accoutumé depuis 2 ans à poursuivre les carlistes, en voyait partout et s’est fatigué la tête par sa manie des plaintes et des accusations ».

Même en tenant compte de l’opposition systématique de ce journal envers moi, on devine mon comportement maniaque, qui gaspille jusqu’aux idées qu’il avance. Mais c’est ainsi.

 

Alors qu’il a visité les Lieux Saints, Lamartine abandonne sa priorité chrétienne pour la priorité républicaine. Comme quoi les esprits non paresseux sont tous bien troublés.

Elu chef du canton de Gardanne, je présente mon programme : « Nos chemins, à la honte de l’administration, ne resteront plus sans entretien. Avec de bonnes routes, les houillères de notre territoire attireront l’industrie, ces prairies où s’illustrait mon éloquent ami Manuel, ces allées de platanes… J’ouvrirai cette grande route, qui nous montrera le nom et le buste de Manuel. Les deux principaux emplacements qui touchent à la place publique, je les destine à des écoles de garçons et de filles » (9). Je verrai ce projet aboutir : Création du cours, ma maison transformée en mairie et en école. La loi Guizot du 28 juin 1833 suit cette ligne : Chaque commune doit pourvoir à l’entretien d’une école. En vingt ans, le nombre des scolarisés passera de 1,4 M à 3,5 M.

Thiers, ministre du commerce, lance de grands travaux mais refuse le chemin de fer. Les Républicains Raspail et Cavaignac fondent une société des Droits de l’homme. Avec 2000 sociétaires, Lyon est la première ville républicaine de France.

← Jacques Antoine Manuel

Le 21 juillet 1833, je prononce à Barcelonnette le discours d’inauguration du monument à Manuel (inhumé au Panthéon avec Foy et Larochefoucault). Je rappelle que Manuel a proposé l’article 13 (le prince ne montera sur le trône de France qu’après avoir prêté serment d’observer la présente déclaration), j’en cite quelques phrases (« c’est à la chambre des députés que se réfugièrent nos principes de liberté, de grande politique, que les divers ministres de la contre-révolution tentaient d’exclure de nos lois, mais là l’éloquence conserva le feu sacré : Oui, vous êtes 300 dans cette chambre, mais nous sommes 30 millions au dehors … Un membre de cette opposition ne put consentir à resserrer le combat dans un préliminaire des discussions. Manuel fut empoigné, expulsé avec violence du mandat que lui avaient donné les électeurs ». Il aurait été au premier rang en 1830, à côté du patriarche des deux mondes. Il aurait, mieux encore que Casimir Périer, combattu « cette aristocratie incompatible avec la nation, comme elle est antipathique avec tout son être » (13).

Thiers épouse Elise Dosne, 15 ans, alors qu’il est l’amant de la mère et bientôt l’amant de la sœur. En les voyant tous les quatre, on demandera : Quelle est la moitié d’un Thiers ?

Début 1836, Thiers, le Mirabeau-Mouche, devient premier ministre. Son 1m 55 vaut presque pour son tour de taille. Sa voix est aigrelette et ses gestes sans grâce, mais il sait impressionner par son savoir superficiel et par les conseils de Talleyrand. A 38 ans, son ego étant satisfait, il inaugure l’Arc de Triomphe (il avait choisi Rude pour le décorer). Quand il veut intervenir en Espagne, le pacifiste Louis-Philippe l’écarte avec douceur (août 36).

 

Comme presque tous les soirs, je donne un dîner. De passage, Dupin est invité.

Le ministre de la justice note dans ses Mémoires : « Etaient invités les chefs de la magistrature et les principaux fonctionnaires. Borély, homme de cœur et d’esprit, offrait cette singularité qu’il était parfaitement sourd et donnait ses ordres par signe à son principal domestique, sourd et muet, avec lequel il s’entendait mieux qu’avec ses convives » (14). Un témoignage de 1845 confirme le goût des dîners et la qualité de l’accueil : « M Borély est le plus aimable, le plus spirituel et le plus honnête des magistrats. On s’estime toujours heureux de se rendre à une de ses gracieuses invitations, on a la certitude de trouver chez lui l’accueil charmant de l’homme du monde qui a quitté sa toge » (15). Dans les deux cas, point de Marie, point d’excentricité, car je sais aussi me tenir. Je regrette que Dupin ne se souvienne que de la surdité. Mais ce grand juriste et mauvais politique était en train de virer à droite.

Trop occupé au palais et à la garde, je cède ma place au Conseil général. Mais l’enfant d’Authon que je suis reste sensible aux chemins, à l’agriculture et à l’élevage. L’apparition des sociétés agricoles, des expériences agronomiques, de la pomme de terre, l’engouement pour les prairies, la lavande et le mûrier, modifient l’activité paysanne. Le chemin de fer, le chaulage, les engrais tourteaux et oléagineux, la herse amènent des progrès. Tous les jeudis, à Aix, se tient le marché public aux bestiaux sur l’aire de l’ancien chapitre (parking Pasteur). Quand je le peux, j’y fais un tour et salue le monument Sec. Un cousin de mon épouse, l’avocat d’Isoard-Vauvenargues s’adonne à la science agricole. Il parle de cochons anglo-chinois. Et moi, je lui parle des York, les cochons du roi d’Angleterre.

Aude ne veut pas du train. La ligne Avignon-Salon-Aix-Marseille est annulée. Ce sera Avignon-Arles-Marseille. Thiers passe à Aix pour me voir, avant de se faire oublier en Italie. L’opposition (Thiers, Barrot, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Borély) tire à boulets rouges sur le gouvernement conservateur du comte de Molé. L’assemblée est dissoute, mais les élections ne changent rien.

Cette année 1838 est mon jubilé, 50 ans. Que tout cela passe vite ! Je suis conscient d’être un grand procureur, d’être riche, doté d’une santé de fer malgré le bourdonnement dans l’oreille, conforté par de grands amis (Lord Brougham, Mignet, La Fayette, Lamartine, Dupin, Aude, Thiers) et agressé par de grandes inimitiés (extrémistes royalistes, anarchistes, ma belle-famille, mon épouse).

Marie essaie de me ridiculiser en prétendant ici ou là avoir tel ou tel amant. Je deviens alors tout à fait sourd. Sauf une fois. Elle s’est affichée avec l’un des substituts. Celui-ci a vite été muté à Lyon. Puisque je n’ai pas de descendance, je suis généreux avec mes domestiques, avec les Grecs, la garde, la presse, les Gardannais. A mon passage, se ruent les enfants, car de mon cheval tombent des sous et même des pièces. 

Heureux, je ne le suis pas. Fervent partisan de l’indépendance de la justice, je vois fonctionner le parquet comme une agence de gouvernement. Le procureur n’est que le relais du pouvoir, débordant les faits de justice pour surveiller la situation politique, les journaux, les discours, les troubles de la vie sociale. La presse est bâillonnée, le jury négligé. Maigre consolation, on commence à prendre en compte les circonstances atténuantes. Nombre de libéraux s’embourgeoisent dans un égoïsme médiocre, qui les rend pires que les conservateurs qu’ils critiquaient.

Heureux, je ne le suis pas. Ma conscience, la mémoire de mes parents, me reprochent mon libéralisme bourgeois. Ma belle-famille réprouve ma bourgeoisie libérale, mon épouse m’en veut. Nous nous disons bonjour, rarement plus. Je suis seul. Je pars promener à cheval, étudier le projet de François Zola sur l’eau aixoise, lire les œuvres du naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire, j’écris à mes chers amis anglais…

 

Le parquet est composé de MM. Borély, procureur général, Desolliers-Bruno et Marquézy, avocats généraux, d’avocats comme Vallet, Rougon-Guigues, Giraud, Defougères, qui sont aussi conseillers municipaux, de Verd, greffier en chef, Lieutaud, substitut. La Cour royale comprend MM. Pataille, 1er Président, Bret, Poulle, Verger, présidents de chambres, De Gregory et Cappeau, présidents honoraires, plus 23 conseillers. De Ribbe est auditeur. Mon ami le maire Aude inaugure le Muséum d’Histoire Naturelle et crée une commission avec Gaston de Saporta, de Fonscolombe, Boyer, Lieutaud, Coquand.

Au café Solari, n° 36 du cours des carrosses, apparaît une nouvelle liqueur, l’absinthe, ramenée d’Algérie par les soldats. Elle va envahir les cabarets. Au n° 3, à l’Hôtel des Princes qui accueillit Bonaparte et Pie VII, arrive en plein hiver lord Brougham, pour me rendre visite, et pour chercher un lieu d’habitation, sa fille étant malade. Nous profitons de quelque promenade à Saint-Pons (Les Milles), puis Brougham m’accompagne à Cannes, pour une inspection. Il va découvrir la côte d’Azur et en lancer la mode.

Tout Aix se retrouve pour l’hommage à Emeric David (1755-1839), aixois qui vivait à Paris, célèbre pour ses ouvrages sur la peinture et la sculpture. La loi a modifié le protocole des enterrements. Les cercueils doivent être fermés. Avant, on promenait le mort coiffé d’un bonnet blanc entouré d’un ruban violet, mais visage, mains et pieds à découvert.

Thiers reçoit un pont d’or pour écrire Histoire du Consulat. Guizot et Thiers ont déjà écrit une histoire de la Révolution, Lamartine en prépare une. L’auteur de Jocelyn est très hostile à Thiers et à Guizot, qu’il juge mesquins, habités de petits calculs et opposés à l’ouverture démocratique. Aussi s’engage-t-il à fond pour la République, mais la coalition Guizot, Thiers, Barrot, Garnier-Pagès gagne les élections de mars et Molé se retire. Louis-Philippe laisse le pays deux mois sans gouvernement, puis nomme des seconds couteaux.

A l’audience solennelle de rentrée du 4 novembre, je me félicite des progrès de la presse : Il y avait 10 journaux politiques en France en 1820, il y en a 20 aujourd’hui dans la seule cour royale d’Aix. Emile Girardin a lancé un journal à prix modique, qui contient de la publicité et un roman-feuilleton.

Le 1er mars 1840, Thiers est rappelé Premier ministre. Il veut rapatrier les cendres de Napoléon, Lamartine s’y oppose. En Algérie, on n’a pas pris Constantine. Bugeaud rassemble des troupes de renfort. Sa cavalerie profite des prairies gardannaises. Je vais y examiner les chevaux. L’Angleterre, la Prusse et la Russie règlent la question turque sans la France.

A l’inauguration de la Colonne Juillet, place de la Bastille, manque Talleyrand, qui vient de mourir. Thiers décide de fortifier Paris. Fera-t-on un jour la guerre ? Il n’a pas le temps de répondre, car il doit démissionner pour laisser la place à Guizot. Cet austère professeur à la Sorbonne a la conviction qu’un gouvernement des classes moyennes est le bon équilibre, qu’il le tient, et qu’il ne faut plus rien changer. Il vient exercer l’immobilisme.

Le monde économique bouge sans lui. Wendel et Schneider créent des forges, la Beauce, la Brie et la Normandie modernisent l’agriculture, les gros céréaliers et les manufacturiers font de la France un pays ultra protectionniste. Pendant ce temps, le monde rural, soit 75 % des Français, reste hors de la vie politique. Même si la petite propriété se diffuse, les grands notables gardent l’influence locale. Négociants, armateurs, hommes de loi, vivent de leur bien à leur retraite. Les ouvriers agricoles et les petits artisans vivent comme sous l’ancien régime.

Apparaît par contre un prolétariat de 500 000 personnes, dans les villes de Lyon, Saint Etienne, Lille, Mulhouse et Paris. Leurs conditions de vie sont si dramatiques que 90 % des appelés au conseil de révision sont jugés infirmes, malades ou stupides.

Le socialisme, dans ses formes variées, peut être d’Etat (Louis Blanc), mutuelliste (Proudhon), chrétien (Lamennais, Buchez), communiste (Blanqui, Barbès). Les libéraux restent neutres. En Provence, ils se contentent, comme moi, de maintenir l’ordre.

Louis-Philippe prend le virage monarchique. Il refuse la réforme électorale qui ouvrirait aux petits bourgeois. Il craint la garde nationale et se coupe d’elle. Sa belle-fille, l’Allemande Hélène, introduit le sapin décoré de bougies, coutume germanique et alsacienne. Ce sapin de Noël n’est pas l’arbre d’Adam et Eve, ni la naissance de Jésus, seulement Saint-Nicolas et les enfants, d’où les cadeaux. Le roi prépare avec soin son tombeau (chapelle de Dreux).

Les sociétés secrètes républicaines quadrillent les villes et les campagnes. Mais le secret est aussi l’arme du parquet et de la police, et en avril 1841 une insurrection républicaine partie du Vaucluse est prise la main au collet. Nous arrêtons 260 personnes, surtout à Orange et à Carpentras. Je ne suis pas loin de partager les idées des insurgés, mais je condamne le soulèvement. J’applique strictement leur surveillance, leur arrestation et leur condamnation. Mon vœu devient de plus en plus républicain, et j’exerce mon métier réactionnaire par obligation. Je demande à nouveau la liberté de la presse. Sur la question juive en Algérie, j’écris des lettres au procureur de Marseille et à Jacques Altarès, où j’avance la liberté de culte. En vrai libéral, je désigne sept libertés : Individuelle (= pas de loi de sûreté générale), de la presse, électorale (= pas de candidatures imposées, pas de désignation, aller vers le suffrage universel), parlementaire (= droit d’interpellation) et culte (= chrétiens et autres, y compris athéisme), enfin du commerce et des marchandises, ce qui va de soi.

Aix étant la capitale de la justice, de graves hommes se croient tenus de présenter des compositions dans les salons et à l’Académie. Diouloufet récite ses poésies sur les magnans pendant que mon épouse essaie d’attirer un galant. Mais l’âge ne fait qu’accentuer la dureté de ses traits et la maigreur de sa silhouette. De galant point. Une autre idée lui vient alors, plus à sa portée : Je vais dépenser tout son argent ! Et la conversation reprend, sur les dangers de ce gaz que l’on met maintenant dans les lampadaires à huile, sur la qualité des chapeaux que de nouvelles chapelleries inventent à partir des peaux de lapin…

← 5, rue Saint-Michel, façade nord.

François de Bausset est mort (1842). Nous le fréquentions, bien qu’il ait été un vieux noble buté. Il possédait à Gardanne un domaine appelé La Porcelle où il nous invitait. Il n’avait pas d’enfant. Les héritiers décident de vendre. J’achète La Porcelle et la maison dite de Coriolis, au n° 5 rue Saint-Michel, quartier Mazarin, celui de l’aristocratie aixoise. Je place au pied du grand escalier la statue de Mirabeau que j’ai achetée (actuellement au musée Granet). Ma maison fait angle S/E entre rue Saint-Michel (actuelle rue Goyrand) et rue Saint-Jacques (Cabassol). L’extérieur est sobre, comme défensif, mais le parc offre une façade ensoleillée dont les marronniers d’Inde garantissent la fraîcheur. Les archevêques d’Aix sont venus loger ici quand la Révolution les a chassés de l’évêché. Monseigneur Champion de Cicé y est mort en 1810.

La maison contiguë, dite du marquis de Lagoy, est celle où vivait François de Beausset, qui avait épousé la sœur du marquis. De l’autre côté de la rue Saint-Michel, se présentent l’entrée d’un parc, écuries, et façade sud de l’hôtel de la Tour d’Aigues, habité par la famille Goyrand, avec qui je suis très lié. Le père, Jean Gaspard Goyrand, est né comme moi à Sisteron (1743). Il a combattu aux Amériques avec La Fayette et a fini gouverneur de Sainte-Lucie. Le fils Jean Gaspard habite l’hôtel, avec ses frères, sœurs, conjoints et enfants. Tous sont dans la médecine ou le droit. Gaspard est un grand chirurgien, qui a expliqué la fracture du poignet. Il est l’adjoint de l’ami Aude.

Antoine Aude, avocat, maire de 1835 à 1848, nous invite le dimanche, dans son domaine de la Crémade, au Tholonet, avec Jossuda Bedarride, Thiers et Mignet s’ils sont de passage. C’est peut-être là, devant un vin cuit, que l’on a refusé le passage du PLM à Aix, là que l’on a décidé d’abattre les remparts, de recevoir la 3ème école des Arts et Métiers, de créer les écoles Normales, d’encourager l’agriculture.

J’ai embauché trois maçons de Trets, qui se nomment tous trois Jean Baptiste Dourgnon, et qui sont des cousins. Ils construisent une nouvelle maison pour ma tante, 21, chemin de Mimet. Puis ils viennent à la Porcelle. On leur doit la bastide, le poulailler, les murs et la porcherie. Combien de pierres, d’auges, de bornes, et même de statues ont-ils taillées ? Ils venaient pour un travail saisonnier. Jean Baptiste Toussaint amène son épouse, Marie Latard. Le 6 mai 1845, naît la petite Elisabeth. Jean Baptiste Symphorien, né en 1796, est orphelin et sourd-muet. Je le garde définitivement. C’est mon second domestique sourd-muet.

 

Me voici bien installé, menant grand train, fermant les yeux sur les prodigalités de Marie envers les Congrégations. Les 40 000 livres de rente n’y suffiront bientôt plus.

Selon qu’il s’agisse du juriste, de l’homme ou du mari, on dit au café Clément que Borély est à cheval, toujours sur les principes, parfois sur sa jument, jamais sur son épouse…

Je souffre de ne plus aimer la monarchie libérale. Déçu par La Fayette, Thiers et Thomas, bientôt par Dupin, j’apprécie de plus en plus Lamartine, le politique comme le poète.

J’ai vendu en 1841 l’Enclose, ma maison de Gardanne, pour qu’elle devienne mairie, école, logement des gardes, bientôt la poste. Je propose au maire Auguste Baret que le Cours soit aménagé en face, au bas de mon clos.

Le 13 juillet 1842, le duc d’Orléans, héritier du trône, comprend que les chevaux de sa voiture se sont emballés. Il ouvre la portière, saute et se fracture le crâne. Le roi n’a plus d’héritier et il n’est plus aimé. Le centre s’effrite. Légitimistes et républicains relèvent la tête, mais certains de ces derniers posent dessus un chapeau bonapartiste.

 

Je me multiplie pour défendre les Juifs d’Algérie. J’écris à Soult, à Joseph Cohen, au comte Guyot, à François Guizot.

A la rentrée 1843 de la Cour, Je prononce l’éloge de Monclar, ancien procureur général de Provence, admiré pour sa dignité et sa culture. Je suis à l’aise, car j’aime cet homme. François de Ripert, dit Monclar, né à Aix en 1710, d’un père procureur général surnommé l’Amour du bien, fait ses études au lycée d’Harcourt. A 27 ans il est procureur général. Il entre au parlement en 1742, refuse des postes très élevés, et exerce jusqu’à sa mort, en 1773. Il réclame la réhabilitation civile des Protestants. En 1761, ses réquisitions aboutissent à l’abolition des Jésuites en Provence. En 1768, il prend au nom du Roi possession d’Avignon et du Comtat. Louis XV le fait marquis de Monclar.

Quand Louis-Philippe décide de créer une troisième école des Arts et Métiers, la Provence est oubliée, mais l’action combinée de Thiers et de Aude fait retourner le choix vers Aix. Les dimanches de la Crémade ont du bon, même s’ils ont condamné le train… L’ancien hôpital de la Charité, vide depuis 1828, est affecté à cette grande école.

La construction du port de la Joliette démarre en août 1844.

Un chimiste botaniste du nom de Deleuil entre à l’Académie d’Aix pour la qualité de ses travaux dans sa ferme pilote de Montorone à Saint-Cannat. J’y passe des moments forts studieux (1844). J’aurais dû faire comme Saporta ou Deleuil, car les plantes et les animaux vous le rendent bien mieux que les humains.

Chevalier de la légion d’Honneur, je deviens Chevalier de l’Ordre du Sauveur de la Grèce. J’apporte mon concours intellectuel et financier aux œuvres philanthropiques (le comité grec, l’association pour l’instruction élémentaire, celle pour la création de l’athénée de Marseille, l’administration de la caisse d’épargne de Marseille).

Je reste fidèle à mes amis, même lorsqu’ils déçoivent, mais je suis de plus en plus indépendant d’esprit et d’opinion, libertaire, anticlérical. La haine que me porte mon épouse va jusqu’à la faire rêver de me tromper avec un jeune curé (16).

Alors que je me sens capable de poursuivre l’œuvre de Cicéron et de Montesquieu, je me disperse dans l’altruisme indépendant, tout azimut, local. Ma surdité n’est pas le pire, et certains jours j’entends. Mais mon couple est un vampire et mes incartades des désastres.

Je sors souvent énervé du palais, traverse Aix dans une sorte de furie, et vais me recueillir devant le tombeau de Joseph Sec, monument élevé en 1792 à la gloire des lois bienfaitrices, où l’Europe personnifie les lois et la liberté, l’Afrique l’anarchie et l’esclavage. Doucement, je m’apaise devant les statues du jardin, parce que Joseph Sec les a « enlevées » (achetées) aux Jésuites. Ici, je sens Monclar et Manuel.

 

On commence l’embranchement de Rognac pour faire arriver le train à Aix, qui n’en avait pas voulu. Montricher achève le canal de Marseille. Grâce à l’eau de la Durance, la ville va subvenir en bonne partie à ses besoins.

Paul Abeille (1797-1868) qui a abandonné les affaires de son père pour se consacrer à la botanique, fonde la Société horticole de Marseille. Gustave Rambot, économiste, sociologue, poète, entre à l’Académie d’Aix. J’ai de bonnes relations avec eux.

L’année 1847 voit sortir le premier tome de la Révolution française de Jules Michelet, l’Histoire des Girondins de Lamartine, Histoire de la Révolution de Louis Blanc, Histoire des Montagnards d’Alphonse Esquiros. Les lecteurs découvrent que la République n’a pas été le vol et le crime, mais une recherche généreuse sabordée par la guerre. Dans un banquet à Macon, Lamartine fait applaudir le suffrage universel. Une vague se soulève.

Début juillet, je reçois Mignet, en vacances à Aix, et lui présente mes amis lombards, le comte Porro et le marquis Arribene. Ces libéraux passionnés de justice ont été proscrits du royaume Savoie Piémont Sardaigne. Je les rencontrais souvent lors de mes visites aux juges des vallées alpines.

Fin juillet, Aude, Thiers, Goyrand, Leydet (juge de paix) et moi-même nous retrouvons devant le vin cuit. Puis nous chevauchons de la Crémade au chantier Zola, par la gorge de l’Infernet. Les explosions de mines effrayent les bêtes. François Zola explique comment il fixera le barrage en pierre au rocher. Il nous présente son fils, Emile, sept ans.

Les récoltes sont mauvaises, la pomme de terre a « la maladie », le pain est cher, le commerce chute et les notaires ne prêtent plus. Les faillites se multiplient, y compris sur les grands travaux. Le problème est économique, mais l’analyse est politique. Guizot, pourtant inventeur du concept de la lutte des classes et des mouvements économiques, sociaux, et culturels, ne fait rien. « C’est une borne » dit Lamartine.

Le 8 novembre, les statues placées devant le palais de justice d’Aix, qui représentent Siméon et Portalis, et qui sont dues au ciseau de Ramus, sont officiellement inaugurées, à l’occasion du discours de rentrée. Je prononce ce discours, mais au lieu de venter les deux juristes chers aux Aixois, de remonter au code civil, je me tourne vers l’avenir, appelle une fois de plus la liberté de la presse et le jury, fustige les magistrats et la jurisprudence Bourdeau, demande la réforme des cours royales. C’est un scandale. Dupin me somme de me dédire. « Je n’en ferai rien, d’autant que vous partager au fond mes idées » (17).

Je suis destitué et remplacé par Desolliers-Bruno. Le 19 décembre, j’’écris à Lord Brougham : « Mon discours de rentrée 47, qui est aussi un discours de sortie… », car j’ai prémédité la chose pour qu’explose une situation que je ne supportais plus.

Louis-Philippe, ingrat une fois de plus, disgracie un fidèle qui souffrait tant pour le rester.

Le 14 février 1848, Guizot interdit un banquet républicain. Le 22, l’émeute gronde, la garde nationale refuse de réprimer, l’armée fait 52 morts boulevard des Capucines, sous les fenêtres de Guizot. Il est renvoyé. La foule s’empare de la salle du trône aux Tuileries. Louis-Philippe abdique en faveur de son petit-fils, mais la Chambre refuse et proclame un gouvernement républicain provisoire (24 février). Lamartine y est ministre des affaires étrangères. Le lendemain, le peuple envahit l’Hôtel de ville avec le drapeau rouge. Lamartine monte sur un escabeau, défend et sauve le drapeau tricolore « qui est la Nation ».

L’envoyé du gouvernement arrive à Marseille le 29. C’est un jeune homme de 22 ans, Emile Ollivier, avocat, poulain de Thiers.

Jossuda Bédarride, propriétaire à Gardanne, ami qui apprécie ma position sur la question juive, est élu maire d’Aix. Je reçois une réparation de mon éviction quand la République me nomme premier Président honoraire de la Cour d’Appel d’Aix. Le journal Le Mémorial me propose comme tête de liste à la candidature pour la Constituante. J’écris au journal pour m’effacer devant Thiers : «  M. Thiers n’a jamais été suspect lorsqu’il a été question de défendre les libertés publiques et la gloire de la France. Il a de plus les connaissances politiques, les states qualities… Depuis 10 ans, je corresponds avec le 1er jurisconsulte d’Angleterre, un des députés les plus libéraux, et je préfère rester à l’écart du mouvement électoral, pour me consacrer à la justice. On sait comment j’ai succombé sur le champ de bataille. J’insiste sur la prééminence d’un compatriote que je regarde comme un des premiers hommes d’Etat » (18).

J’ai succombé, après m’être battu à ma façon, en précurseur de la Révolution, qui arrive trois mois après, en m’exposant mortellement devant le Parquet. Je n’ai que des ennemis. Adolphe a le don de tout trahir et de n’être suspecté par personne. Il a ses connaissances, beaucoup d’amis. Ce sont deux engagements politiques différents. Mignet m’a écrit de Paris : «  Je reconnais là votre noble dignité. Vos amis applaudissent sans s’en étonner… Vous avez le caractère élevé du magistrat et les excellentes qualités de l’homme… Ne m’oubliez pas auprès de madame Borély, à laquelle je présente mes bien affectueux hommages, tout à vous avec une tendre amitié, Mignet » (21). Le seul qui me soit resté fidèle.

 

Aux élections du 23 avril, les républicains obtiennent 500 députés, les monarchistes 290, les radicaux et socialistes 90. La Commission composée d’Arago, Marie, Garnier-Pagès, Lamartine et Ledru-Rollin, traverse Paris en liesse. On crie 17 fois de suite Vive la République ! Afin de changer la structure économique, les Français ont changé d’Etat, ce qui est typique du comportement en France. Immédiatement, la République abolit l’esclavage, ouvre des ateliers nationaux, des banques, passe le travail légal de 12 à 10 h. Lamartine aimerait nationaliser les chemins de fer. Le général Cavaignac devient 1er ministre et mâte une révolte dans le faubourg Saint-Antoine, au prix de 3 700 morts, 12 000 emprisonnés.

 

Les grands bourgeois, inquiets des soulèvements populaires, se réfugient à la campagne. Pour leur plaire, Thiers accuse la liberté de la presse d’avoir provoqué les journées populaires. Il oublie 1830. A propos de la loi Falloux sur l’enseignement il dit : « L’instruction est pour moi un commencement d’aisance, et l’aisance n’est pas réservée à tous ». Il se fait l’éminence grise de Louis-Napoléon Bonaparte.

A nouveau, je suis déçu. Je pleure la République. Les morts de Cavaignac l’ont précipitée dans la honte. Je pleure l’altruisme, les affairistes sont toujours là.

Le président de la République et l’assemblée nationale seront élus en décembre, au suffrage universel. Le Président ne sera pas rééligible.

Le peuple des campagnes portent Louis-Napoléon à la Présidence. Pour Lamartine, c’est un camouflet. Maigre consolation : La Provence n’a pas plébiscité Badinguet. Il a fait 16 %.

Ce reliquat de Bonaparte choisit Odilon Barrot, écarte Thiers et Victor Hugo, qui l’ont soutenu par arrivisme. Ce n’est pas pour me déplaire.

Adolphe Crémieux, ministre de la justice, entreprend une énorme épuration.

Lors de l’intronisation de mon successeur, je suis absent. Je passe quelques semaines à Cannes, comme tous les hivers, chez Lord Brougham.

Le tournant du demi-siècle marque partout un profond changement. Aix commence à détruire ses remparts. La ville se dote d’un maire conservateur légitimiste, 1er Président de la cour d’Appel, Emile Rigaud, qui aussitôt achète la Mignarde, résidence aristocratique. Les politiques voient triompher la droite aux élections du 13 mai. On abolit le suffrage universel, on monte la censure, on bloque le libéralisme, on freine l’enseignement laïque. Mais le grand changement est celui des mœurs, comme je l’observe à Gardanne.

Avant 1850, la vie provençale est celle du siècle précédent. Les exploitations sont petites, dispersées en lopins, souvent en terrasses, avec jachère un an sur deux. Les villages sont serrés, incommodes, insalubres. La vie est familiale, communautaire avec ses lieux collectifs (place, puits, four, veillées fraternelles, confréries, fêtes patronales, bravades et jeux publics, chambrette où les hommes se rencontrent). L’émigration bas-alpine est souvent temporelle. Ils viennent, coupent le blé, vendangent puis repartent.

Après 1850, les confréries s’éteignent, la religion se féminise et s’épuise, la chambrette devient le Cercle, les sociétés musicales se lancent, les conscrits font leur tapage, des sociétés sportives ou de chasses naissent, des boutiques vendent le pain ou la viande, le café, le chocolat, les pâtes. Les moyens de communication s’améliorent, l’enseignement touche plus de monde, l’économie s’industrialise, le culturel s’élargit. Nous imitons l’Angleterre, avec un siècle de retard. Je constate que ce ne sont pas les politiques qui amènent le progrès, mais l’économie. Se fonde à Aix la Société anonyme du gaz, se perce à Gardanne un puits de mine vertical, industriel.

Le dépiquage du blé se fait à la pierre à caouque, et non plus au rodo des sabots des mules. On voit des batteuses à vapeur, des moissonneuses qui obtiennent dans la coupe et la mise en javelles des performances que le manouvrier n’atteint pas.

 

J’avais acheté à de Bausset un domaine attenant à celui de Verdillon, quartier de La Porcelle, commune de Gardanne, porcelle signifiant bien sûr lieu où l’on élève les porcs. J’avais défriché, planté, agrandi le logis, et réalisé une adduction d’eau qui m’avais coûté une fortune, sans jamais fonctionner (captage de la source de Fontbelle, à plus de 1500 mètres, conduite en tubes céramique). Sur la façade sud, j’avais fait placer un relief de maçonnerie, consistant en une toque de magistrat et les mots « Presse et Jury ».

Mais j’utilisais surtout le domaine comme but de promenade à cheval, à 15 km d’Aix.

Et voilà que mon limogeage libère ma deuxième passion, l’élevage du cochon, avec l’idée d’introduire en France les races et les techniques découvertes en Angleterre.

← New Powrcelles, vue de la future tombe. La porcherie se termine par les 2 pigeonniers, en contrebas des logis et des dépendances.

J’achète à Londres 12 mâles et 12 femelles de race York, dite aussi large white. J’aménage une immense porcherie, organise le travail. Rien n’est trop beau ni assez moderne pour ce projet. Marbres et céramiques recouvrent sols et murs, afin que les porcins soient tenus propres, chaque robinet est une tête de cochon en bronze. Un wagonnet part de la réserve, sous la bastide, et verse automatiquement dans chaque auge la ration nécessaire. La propriété est baptisée New Powrcelles, titre que je sais imprononçable et incompréhensible (niou pourcils), mais qui est la marque de mon anglophilie. L’inauguration se fait sans Madame, qui n’a pas le pied paysan ni entreprenant, mais avec le préfet, le 1er Président, l’archevêque, le docteur Goyrand et le Conseil général. Selon la meilleure tradition, il y a discours, banquet, musique, bal et feu d’artifice, dans un lieu fréquenté d’ordinaire pas les sangliers, les lapins, les cailles, les grives et autres petits oiseaux.

 J’embellis, je crée une immense volière, pour toutes sortes de poules, de dindes et de paons, un clapier à lapins, sans oublier les deux pigeonniers qui encadrent la porcherie. Et l’idée réussit. Je gagne la médaille d’or à la foire de Salon 1850 et serai par la suite primé en plusieurs lieux. Un malheureux incendie anéantit l’élevage, mais ne m’arrête pas. Le duc de Windsor m’envoie ses meilleurs spécimens. Et le succès reprend. Je fais sculpter grandeur nature les cochons primés, et agrémente le parc de ces statues. Ainsi Brutus 1860, Gladiateur 1865, Léo déclaré hors concours... La France entière se dispute mes jeunes cochons. Un mâle castré prend 900 g de poids par jour et produit une excellente viande. Je me démène, agrandis, si bien qu’on ne me voit qu’à Gardanne, dans les collines. Je multiplie les naissances. Avec 20 truies, dont chacune conçoit de 20 à 24 porcelets par an, je ne peux subvenir à la demande. J’agrandis encore. J’ai maintenant 3 porchers, 2 bergers, 2 domestiques, un bucheron, une cuisinière, et un garde. Je me sens dans une villa gallo-romaine. J’en oublie tout, sauf la Garde nationale, pour laquelle je recrute, forme et révise.

Les banquets à New Powrcelles ont gagné en réputation, et je suis connu pour ne pas regarder à la dépense. Un jour, j’invite tous les maires du canton. Mais après des haricots, on sert des pommes de terre, puis à nouveau des haricots. Dans cette morne ambiance, on entend un coup de feu et je demande à mes convives de sortir, pour voir la pièce abattue. On ne voit rien, mais en rentrant, la table déborde de rôtis et de bécasses au délicat fumet.

 

Un jeune homme venu à Aix pour ses études de droit, loge au n° 4 rue de la monnaie (actuelle rue F. Mistral), non loin de chez moi. Il note de sa plume alerte : « M. Borély entrait dans la ville, à cheval, guêtré comme un riche toucheur, conduisant fièrement un troupeau de porcs anglais. M. Mignet, historien, académicien illustre, venait tous les ans à Aix pour jouer aux boules. Rien n’est plus propre, disait-il, à refaire un homme que de vivre au clair soleil, parler provençal, manger la brandade et jouer aux boules tous les matins. Nous eûmes l’occasion de voir les jeux de la Fête-Dieu, pour une des dernières fois, avec le rigodon que Bizet a cueilli pour l’Arlésienne » (20). Cueilli est le mot juste. Les gens de la Fête-Dieu ont en effet la partition de la chanson Madame de Lignane composée par le roi René en 1470, que Bizet a repris. Ce jeune homme arrête son Droit en 1851, pour la poésie.

J’expédie mes cochons en les amenant à Gardanne par le chemin chemin de Mimet. Ils suivent mon cheval sans rechigner, car je les promène ainsi à la glandée. Parfois, je poursuis jusqu’à Aix, et, après 15 kilomètres d’une telle ballade, je parque les bêtes dans le jardin. Marie se renfrogne un peu plus en voyant la gens porcine envahir ses massifs et ses hangars.

- A tout prendre, je le préférais encore quand il était procureur !

Elle se console au boudoir, essayant une crinoline, se couvrant pour masquer sa maigreur.

Je retourne à mes cochons, les embrasse, et fait la sieste avec eux. Mes visiteurs anglais le reconnaissent : « Les cochons de Monsieur Borély sont mieux logés que ceux de notre Majesté, la reine Victoria ! ».

Marie commence à me ruiner par ses dons somptueux à l’Eglise. Je fais alors donateur le fils du pasteur Elysée Chenaud. Mais ce jeune flambeur ne tarde pas à mettre toute la fortune en danger. Je me ravise, redevient raisonnable. Je serais bien malheureux, sans mes cochons !

 

Louis Napoléon Bonaparte, de passage à Aix, couche à l’archevêché, où sa chambre a été appelée l’Empereur. Il ouvre le bal dans la salle des pas perdus du palais, et le tout Aix crie « Vive l’Empereur », tant le coup d’Etat est cousu de fil blanc et latent. La suite du bal est plus pénible, car aucun lieu d’aisance n’a été prévu. Et moi, je suis tranquillement à la glandée, avec Symphorien, mon sourd-muet.

Le coup d’Etat se déroule comme prévu (2 décembre 51). Les Républicains bas-alpins se soulèvent. Les sous-préfectures d’Orange, Forcalquier, Apt, Brignoles, sont occupées par des paysans qui en appellent à la belle république, sociale, généreuse, pacifiste. Ils sont battus à Crest, Digne, les Mées, Aups. J’ai quitté mes cochons, je suis descendu à Marseille avec mon uniforme de colonel de la garde et je lutte, avec 6 000 Montagnards contre l’usurpateur. En vain. Je démissionne de la garde le 6 décembre : « Je ne pourrais seconder les résolutions du chef de l’Etat, qui veut rompre avec la Constitution ». De toute façon, la Garde nationale est dissoute. Antoine Agenon, républicain, socialiste marseillais, est condamné pour ses articles dans le Progrès social. On met le journal sous scellés, le journaliste sous le climat de Cayenne, où il meurt. Hugo part en Belgique. L’Empire me rejetant aussi que Thiers, nous retrouvons une position commune : L’opposition.

 

Aix assiste au deuxième Raimagi dei troubaïres (1853), au grand plaisir de notre étudiant de la rue de la monnaie. Marseille admire son bassin tout neuf de la Joliette. Entre ces villes, les différences s’exaspèrent, et moi, calmement, me tiens à Gardanne, entre les deux.

Au mariage d’Elvire Goyrand (noter l’hommage à Lamartine), fille du médecin Gaspard Goyrand, je me trouve aux côtés d’Henri Goulle, premier Président de la cour impériale. Il en profite pour rechercher quelque lumière auprès de l’ancien procureur. Je lui refuse tout conseil :

- Mon cher Goulle, je ne me suis pas présenté aux élections, j’ai démissionné de la Garde nationale, j’ai oublié le Palais, car j’ai mieux que la Cour, j’ai une porcherie ! (1854). 

Cette année-là, je gagne un concours avec un cochon pesant 282 kg à 18 mois.

Jean Baptiste Symphorien Dourgnon, né à Trets en 1796, orphelin, sourd-muet, que j’avais recueilli, meurt à New Powrcelles en 1855. Je le fais ensevelir dans le domaine. Un banc gravé rappelle son souvenir, avant la bastide. En 1943, un érudit aixois a avancé l’hypothèse d’un accident de chasse au cours duquel je l’aurais tué par accident (21). Ce ragot rapporté cent ans plus tard, sans détail ni référence, me déshonore. Je suis tout, sauf un dissimulateur. De mon vivant, il aurait eu un procès en règle, pour accusation mensongère.

L’interminable siège de Sébastopol prend fin.

Marseille se multiplie en savonneries et en huileries, le marquis Gaston de Saporta entre à l’Académie d’Aix, Lucien Prévost-Paradol prend sa chaire à la faculté d’Aix (1855). Ce professeur, journaliste et essayiste, a protesté trop fort contre le coup d’Etat de 1851. Il est limogé de Paris vers Aix. Né en 1829, il pourrait être mon fils. Nous devenons un duo, Lucien appréciant ce que j’ai fait pour les minorités (il est lui-même d’origine juive) et partageant mon engouement pour l’Angleterre. Je découvre par lui les études démographiques et leurs conclusions : Il y aura guerre avec l’Allemagne, puis entre les quatre grands, Angleterre, France, Allemagne, Russie. En 1856, Lucien démissionne de la Faculté pour se consacrer au journalisme et à l’étude de la presse anglaise.

Il est major de l’école Normale Supérieure. Il fréquente le 5 de la rue Saint-Michel et la Crémade avec Thiers, Aude, Mignet, quelques autres. Nous dédions le vin cuit aux valeurs nées en 89, ressuscitées en 1830, ressuscitées en 1848 et à nouveau étouffées. Paradol cite Lamartine : « La France, son engouement prompt, sa secrète faveur pour un despotisme qui la flatte, son peu de foi dans la haute morale…, sans laquelle l’humanité ne comprend pas sa propre dignité, ne place pas son but assez haut, la France a altéré en nous le principe des grandes choses » (22).

La sœur de mon père, Marguerite Borély (1772-1856), née à Authon, célibataire, meurt à Gardanne au n° 23, chemin des Aires. Je deviens copropriétaire de la bastide Borély, quartier Bonneveine, à Marseille, et laisse tout, bâtiment et parc, à ma cousine Louise Panisse (1856). Louise vend à l’industriel Paulin Talabot, lequel cède à la ville de Marseille afin d’obtenir les terrains pour la ligne de chemin de fer Marseille-Nice (1860).

Le 24 septembre, je prononce un discours sur la tombe d’Esprit Joseph de La Boulie, ancien procureur général sous la Restauration : « Les hommes à principes fermes et à convictions profondes se portent estime jusqu’au tombeau… Je suis le fils d’un ami de Manuel. J’ai voué toute mon existence au trône de 1830. Je n’ai jamais permis qu’on attaque devant moi Louis-Philippe, et je suis sur ce point en dissidence avec mes anciens amis ».

Ernest Pinard, ministre de l’intérieur, poursuit Baudelaire pour Les Fleurs du mal et Flaubert pour Madame Bovary (1857) Motif : Offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. Flaubert est relaxé, Baudelaire condamné à 300 F d’amende.

Chaque hiver, je fréquente pendant un mois les lords Brougham, Lyndhurst et Campbell, ainsi que le puissant orateur Charles James Fox, amis cultivés, épris de justice et amoureux de ce qui deviendra la Côte d’Azur.

Mon anglophilie s’accentue. J’ai installé dans une pièce un énorme cuvier et une échelle. Tous les matins, je plonge dans l’eau froide, j’enfile une flanelle et passe dans mon cabinet de travail. Là se trouve un cheval mécanique, sur lequel on a la sensation d’être à cheval. Dessus, je lis mon courrier, prépare des lettres, et parfois déjeune. Je me laisse photographier sur ce cheval, pour promouvoir les exercices physiques, l’hygiène de vie. Je ne me rends pas compte que cela passe pour des lubies, des excentricités néfastes, qui voilent mes messages.

Toujours dans le style anglais, je me consacre à la culture, à l’élevage, et publie chaque année, de 1867 à 1874, New Powrcelles Engencies, l’Almanach d’un porcher, qui est un guide pour l’élevage et l’engraissement du cochon, que je veux étendre aux lapins, volailles et abeilles, afin d’aider les petits exploitants. Mais j’essuie un fiasco financier. Prévost-Paradol écrit : « Si ce petit livre était lu avec intelligence, il ne contribuerait pas seulement à nous donner des porcs mieux élevés, mais de sages électeurs et de plus fermes citoyens » (23).

Cette excentricité, cette anglomanie, s’ajoutent à mes réparties cinglantes ou inattendues, qui se répètent de cercles en cafés. En voici deux concernant mon épouse.

Je recueille un étudiant pour un an. Un jour, j’ouvre banalement le boudoir et voit Marie et l’étudiant en position non équivoque. « Si jeune ! Et sans y être obligé ! Le pauvre… ».

Une autre fois, au cours de ma promenade quotidienne avec ma jument Milady, je croise le conseiller Magnan, qui me demande avec malice : « Comment va madame Borély ? ». Je caresse l’encolure de Milady et réponds : « Bonne bête, bonne bête, je la monte tous les jours ». Ainsi, je ne sais retenir un jeu de mots gourmand ni me priver d’admirer des visages décontenancés. Je paie cela très cher, mais n’ai jamais regardé à la dépense.

 

La loi de sûreté générale de 1858 rétablit la soumission de la justice au pouvoir : « Les magistrats ont pressenti les complots, dévoilé les ténébreuses manœuvres, livré les errements à l’indignation générale » dit le préambule. Le procureur d’Aix fait soumission et écrit : « Je consulte l’esprit et le but de la loi, les circonstances, et je dois reconnaître qu’elle est rationnelle ». Des parquets résistent, au nom de l’indépendance de la justice. Le Président Latil (Digne) laisse voir quelques sympathies pour la Révolution de 48. Il est limogé, traduit devant la commission des Basses-Alpes, puis exilé en Algérie. Prévost-Paradol, pour avoir publié dans le Times, fait un mois de prison.

On inaugure la ligne Marseille-Toulon (1859). La Bourse du commerce de Marseille est terminée (1860) et l’on commence la Major. On adopte le projet de la rue Impériale (de la République) et du cours Lieutaud. A Aix, on inaugure la Rotonde. La fontaine est de Tournadre, les vertus placées au sommet sont de Ramus, Chabaud et Ferrat. J’avoue ma satisfaction : Justice, Agriculture et Beaux-arts. Sans compenser ma tristesse de voir abattre le micocoulier géant de la place des 4 Dauphins, qui avoisinait 5 m de circonférence.

Malgré la disparition des remparts, malgré le Cours des carrosses et la fontaine, Aix est une ville endormie et, pour moi, cauchemardesque. Le rattachement de Nice à la France agrandit la juridiction d’Aix et me pousse à passer de plus en plus de temps à Grasse ou à Cannes. Mais les Jésuites ont été rétablis et ils envahissent tout. J’écris à Dupin : « Je suis resté attaché à la Révolution de Juillet et au trône auquel j’ai voué toute mon existence… Tous ces portraits, chez moi, m’ont été donnés par le roi Louis-Philippe, par Madame la duchesse d’Orléans, par nos compatriotes Thiers et Mignet. On y voit Lord Lyndburst, Lord Brougham... Appelé au commandement de la Garde nationale d’Aix, je recevais toute la cité moins la Cour. Depuis, au milieu d’occupations que je me suis créées, j’ai été conseiller-auditeur sous le 1er Empire, j’ai présidé la police correctionnelle à Marseille, je n’ai jamais vu un envahissement jésuitique tel » (24).

Marseille inaugure sa corniche puis son palais de justice, le 4/11/1862. Je ne suis pas invité. L’évêque, le préfet, le maire, le général et toutes les autorités écoutent le discours du procureur Lure quand la porte s’ouvre à grand fracas. J’entre, j’agite ma cravache : « Je ne vois ici de polis que les murs » et je ressors. Ils verront ce qu’est la susceptibilité !

Le maire d’Aix Paul Roux est fort inquiet, car le débit du barrage de Monsieur Zola est très insuffisant. On commence le canal du Verdon (l’eau arrivera en 1876).

Je reconnais que l’Empire modernise le pays et en particulier Marseille. Le port et les industries tournent à fond. Notre Dame de la Garde et la rue Impériale sont achevées en 1864. Mais je haïs ce régime affairiste et populiste. Ses succès se perdent dans l’immoralité ou tout simplement dans l’ingratitude.

Depuis ma porcherie et mon poulailler, je pense à tout cela, à la France qui ne trouve jamais l’équilibre. Je n’aurai rien réussi. Mon couple est stérile sur tous les plans. Les Révolutions ont été trahies. Bien sûr, des gens estimables me vénèrent. Par exemple, la marquise de Gueidan se remarie avec l’ami Jules Lemercier de Maisoncelle de Richemont, et me prend pour témoin, avec Jean-Baptiste Girard. Cérémonie au château, officiée par la maire François Deleuil, mon poulain (1863).

Mais la noblesse et les petits barons d’Empire sont vaniteux et arrogants.

N’ai-je rien réussi. J’obtiens la médaille d’or à la foire d’Aix. A Gardanne, je vois le chemin de grande communication, les boulevards, le cours, l’école avec la mairie (1864). Je corresponds avec Alphonse Karr lui et deviens comme le dépositaire de sa pensée profonde. Notre pierre fondatrice est la lutte pour l’abolition de la peine de mort. Je lui écris : « Prévost-Paradol et sa ravissante Lucie, 9 ans, on fait à pieds les 15 km d’Aix à New Powrcelles et ont été ravis de cette ferme rustique qui ne présente que l’utilité. Je partage vos idées sur la peine de mort. Je n’ai jamais signé en 17 ans un acte de condamnation à mort, et je me suis élevé contre la mauvaise défense d’un condamné à Digne » (25).

Prévost-Paradol entre à l’Académie française, à la place du grand Jean Marie Ampère.

Pour la première fois, un cheval français du nom de Gladiateur gagne le derby d’Epson (1865). Aussitôt, le plus beau cochon de New Powrcelles est rebaptisé Gladiator. Il y a champagne au dîner offert rue Saint-Michel.

Nous n’étions pas du même bord, mais j’entretenais des relations cordiales avec Emile Rigaud, mon voisin au n° 16 du Cours des carrosses. Et voilà que Rigaud, retour d’un voyage à Paris, me retire la parole. Le coup est parti de Dupin, procureur général de la cour de cassation, qui a déblatéré sur moi à propos de l’affaire Armand. Affaire simple : La Cour, qui avait besoin d’un coupable, désigna Armand, et pour une fois, le jury, en son âme et conscience, acquitta. Je triomphe, car je milite pour l’importance du jury. L’innocent Armand est sauvé, mais Dupin plonge dans l’embarras. Il me salit et cache ses propres reniements. Je lui écris une « plainte contre un ancien procureur général » (26).

Une autre affaire égratigne ma fierté et ma profonde souffrance devant le mépris ou la moquerie des gens. Elle confirme ma fréquente façon de traiter les problèmes par lettre : A la mort de son ami Goyrand, le journal le Mémorial d’Aix du 3 juillet 1866 relate les obsèques : « A l’enterrement du docteur Goyrand, M. Borély tenait le cordon derrière M. le maire Paul Roux ». Furieux, je fais incérer 100 lignes dans le journal, en droit de réponse, pour expliquer qu’il y a eu erreur de préséance. J’aurais dû être devant M. le Maire, mais j’ai accepté. A l’inverse, j’interdis qu’un journal publie cet affront. 

Les notables aixois savourent une fois de plus, se félicitent du fossé qui m’isole. Je perds un après l’autre mes amis, soit qu’ils meurent, soit qu’ils se détournent. Beaucoup plus satisfait de lui-même, Thiers s’installe chef de l’opposition et soigne sa postérité.

← Lord Brougham, devenu Chancelier, meurt en mai 1868 dans sa villa Eléonora de Cannes. Je commande au sculpteur Etex de Barbentane un buste du grand homme de loi. Cannes est une plage célèbre, Grasse est la capitale du parfum, les personnalités politiques et artistiques de l’Europe sont attirées, et nous y sommes tous deux un peu pour quelque chose.

Me voici chargé de 80 ans. Je reste vif, je monte à cheval et m’emporte à la moindre inconvenance, mais le monde est une peau de chagrin. J’évite la conversation, pour demeurer dans ma nostalgie. Où sont Dardanus, le curé Rolland, Manuel, La Fayette, Lamartine, Brougham, où sont les Droits de l’homme, où est le bonheur altruiste ? Je pleure comme un  vieux romantique. Je prends à New Powrcelles Richier, un berger d’Authon, occasion supplémentaire pour regretter la Théopolis. Ma maison et mon domaine sont gérés par mon secrétaire, l’aixois Auguste Deleuil. Je l’ai formé moi-même, aux écritures, à la comptabilité, à la droiture. Auguste, à 23 ans, devient le pilier de ma maison.

Si je ne suis pas à New Powrcelles, je pars sur ma jument blanche, Miss Jenny, en de longues randonnées solitaires jusqu’à l’auberge de Saint-Pons, le relais de la Gallinière ou celui de Saint-Cannat. Je vois les vignes malades. Heureusement, le professeur Planchon, de Montpellier, identifie l’insecte qui détruit les racines de ces vignes : Le phylloxera (1868).

Mais je vis la plupart du temps au domaine. Mon mutisme aixois agace autant que mes anciennes paroles. Mon épouse, vieillie et affaiblie, trouve encore la force de recevoir ce qu’Aix a de plus conservateur, de plus catholique, de plus prétentieux, de plus oscillant entre le royalisme et le bonapartisme.

Puisque j’ai un caractère de cochon, mieux vaut que je sois à New Powrcelles.

Sans cesse, je rumine mes pensées, je deviens farouche. Les grandes fraudes ruinent les petits épargnants, et moi, administrateur de la Caisse d’Epargne, je ne saurais tenir compte des succès de ce régime devant une telle immoralité, moi, le soutien de l’éducation gratuite pour garçons et filles, primaire et secondaire, je ne saurais me contenter des promesses de la loi Duruy, qui n’est même pas financée.

 

Napoléon III appelle Emile Ollivier, qui redonne du pouvoir au Parlement et recrute de fortes personnalités libérales, comme Prévost-Paradol. Les amis de ce dernier lui tournent le dos, tous sauf moi. Je répète : Il faut travailler à l’intérieur. N’ai-je pas sacrifié ma vie à ce principe ? Nommé ministre plénipotentiaire à Washington, Lucien s’embarque avec crainte : Il redoute une guerre en Europe et ne voudrait pas être membre d’un gouvernement qui la fait.

Le 7 février 1870, Henri Rochefort est arrêté pour délit de presse. Le 27 mars Pierre Bonaparte, l’assassin de Victor Noir, est acquitté. Le 14 juillet, arrive la dépêche d’Ems, signée Bismarck. Les députés votent la guerre avec enthousiasme. Seul Thiers défend la paix. Prévost-Paradol apprend la déclaration de guerre et se suicide d’un coup de pistolet.

J’ai poussé le très brillant Félix Baret, fils du maire de Gardanne Auguste Baret, pour ses études de droit et pour entrer dans la garde nationale. On retrouve Félix à ce titre à Lyon en 1870, capitaine de la garde mobile (1870). Un drame se déroule près de lui. Son ami radical Antoine Arnaud, commandant de la garde, est enlevé par des Canuts anarchistes, qui le fusillent parce qu’il n’a pas voulu donner des armes. Gambetta vient aux funérailles (22/12/1870) et nomme Félix Président du Conseil de guerre. Félix se montre inflexible et prononce 3 condamnations à mort.

 

Les désastres militaires pleuvent, Emile Ollivier démissionne, l’Empereur capitule à Sedan (2 septembre). L’aventure bonapartiste coule à pic.

Deux jours plus tard, avec l’aide de gardes nationaux, Marseille et Lyon proclament la République. Bientôt, les délégués de 14 départements du sud forment à Marseille la Ligue du Midi, pour défendre la République. Louis Delpech, sous-préfet à Aix, démocrate convaincu, devient préfet et suspend la Gazette du Midi, ce journal qui est ma bête noire. Si j’étais jeune, je me mettrais à la tête de la Garde nationale, appellerais à la paix et à la réconciliation. Mais à mon âge, je me contente de savourer : Ma vie n’est pas un échec, la République arrive enfin. Cette fois, ce sera la bonne, la juste, la définitive. Ma décision est prise : Je vais rédiger un projet national sur la justice, et je l’offrirai au ministre…

A 82 ans, je prends la plume. Auguste Deleuil sort les documents, classe et règle les menues affaires. Soudain, interruption, lettre incendiaire au maire de Cannes, procès en vue. Le maire en question, Monsieur Méro, a lancé une souscription pour élever un monument à Lord Brougham, le découvreur de la Côte d’azur. Devant le résultat quasi nul de sa récolte, sa volonté s’émousse, le projet tombe. Je propose alors d’offrir le buste que j’ai du Lord, plus les frais d’installation. Méro choisit l’emplacement, fait monter le socle et inaugure le monument (23 février 1871). Sur la plaque de la dédicace que j’ai rédigée (A Lord Brougham, un magistrat français), le maire a fait ajouter : et les habitants de Cannes. Cela dépasse le manque d’élégance, j’y vois un affront et j’agite une tempête.

Autre plainte, cette fois à Aix, contre le 1er Président de la chambre, car, invité par le 1er Président de la Cour à l’installation du nouveau procureur général, je n’ai pas été salué par ce monsieur de la chambre. Pour moi, ces choses là ne sont pas des détails.

La sortie du premier tome de mon livre a lieu fin 1871 à Paris (27). Quatre autres suivront jusqu’en 1874. L’essai a pour thème l’organisation de la Justice, la liberté de la presse, la suppression des honneurs, la lutte contre le clientélisme. Il prône l’indépendance des juges et de la Cour, le pouvoir du jury, la liberté de la presse, la suppression de la peine de mort, l’interdiction des loteries, un patronage des libertés dans les pénitenciers, la limitation du droit de chasse. Le texte jalonne mon parcours professionnel de documents et d’explications, illustre mes principes par des expériences de terrain.

Les mots sont joliment choisis, la phrase gonfle d’élégance, plane dans l’équilibre et se pose logiquement. Mais les susceptibilités à fleur de peau, les répétitions complaisantes, les interminables longueurs, réduisent le message à une biographie nombriliste. Il voyage de Cicéron et Montesquieu à la haine des Jésuites, des Droits de l’homme à la chicane locale. Sa phobie du favoritisme le pousse à demander qu’au recrutement d’un fonctionnaire l’on s’assure que le candidat n’ai pas de contacts avec eux, que l’on établisse le droit de dénonciation des Jésuites, que les magistrats soient tenus de ne participer à aucune cérémonie religieuse, etc. Bien des idées sont novatrices et réalistes, issues de la riche expérience de Toussaint. Certaines sont anticléricales. Il a été lié aux Juifs, aux Protestants (par exemple au pasteur Elysée Chenaud), aux Anglicans, aux Orthodoxes, aux Francs-maçons, aux Charbonniers, il a subi le mépris calotin de sa belle-famille, la mise à l’écart par la société bien pensante aixoise. Il prêche la tolérance religieuse.

On sort exténué de tant de droiture et de contestations, de tant d’à propos et de divagations, de tant de générosité et d’introspection. Monsieur Borély n’est pas dans le monde, il est dans son monde. Paul Alexis (16) attribue sa souffrance au non-amour de son couple, nous penchons plutôt pour sa passion sans retour envers la justice.

 

En avril 1871, au service funèbre à la mémoire des victimes de la Commune de Marseille (150 morts, 900 arrestations), je suis présent. Avec mon père, avec Manuel, avec le docteur Goyrand et de nombreux juristes, j’ai été franc-maçon, mais je demande au prêtre, en vain, d’accompagner un homme qui s’est suicidé parce qu’il s’est cru ruiné. Je demanderai un prêtre avant de mourir. Mais je ne supporte pas les manigances, celles des Jésuites en particulier. Me référant à Monclar et à Louis XV, je veux les faire supprimer à nouveau.

 

En juillet 1872, la nouvelle assemblée vote le service militaire à 5 ans, avec tirage au sort. En août elle déclare : 1. Thiers Président de la République, 2. Les ministres sont responsables devant l’assemblée, 3. Le Président est tenu à la contre signature d’un ministre.

Je n’ai pas le temps d’être satisfait : Les tiraillements surgissent immédiatement. Gambetta annonce l’arrivée au pouvoir d’une couche sociale nouvelle, Thiers réplique en souhaitant une République conservatrice. Une pétition de 1,2 millions de signatures qui pèse 200 kg arrive à l’assemblée, demandant l’école primaire obligatoire. La majorité, qui est catholique, refuse le débat.

Le 16 octobre, Louis Poite, débitant de tabac sur le Cours d’Aix, et Auguste Deleuil, secrétaire, déclarent que Marie Philippine Elisabeth d’Isoard, âgée de 76 ans, épouse Borély, est décédée. Je ne suis pas présent aux obsèques (16). Je me contente de voir de loin la descente au caveau, depuis la croupe de Miss Jenny. Cinquante six ans de mariage qui sont autant d’entraves, de dépenses, de tentatives de déshonneur, autant aussi de sauvegarde des apparences, de complicités quand il ne fallait pas trahir. Ce que j’enterre, c’est l’hypocrisie, l’ennui, la morale qui triche, la générosité mal placée, la cohorte mondaine qui sert de conscience. Le lendemain de l’enterrement, je dis à un ami : « Pauvre femme, toutes les vertus, aucune qualité » (21).

De ce jour, je ne pense plus qu’à ma propre tombe. Je veux la soustraire aux fausses larmes et aux vrais commérages. J’en obtiens la concession auprès de Jules (de Richemont, maire) : New Powrcelles est assez vaste pour un droit au tombeau personnel. Un jour où je regarde les maçons faire l’enclos de la tombe, arrive un bourgeois me sommant de vendre ma propriété, puisque je n’ai pas d’héritier. Ah oui ! Voilà bien une manœuvre du maire Laurent Laurin pour m’exclure de la commune. Eh bien je mourrais debout !

Thiers est critiqué par les légitimistes, les orléanistes et les bonapartistes, pour ne pas mener une politique assez conservatrice. La gauche a été exterminée avec la Commune et ne compte pas. En mai 1873, notre Adolphe démissionne, persuadé qu’on va le rappeler. Aussitôt, l’assemblée élit un Président monarchiste, Mac-Mahon, à la tête de la République.

Cette fois, j’abdique. 1792, 1830, 48 et 70 sont 4 envols de la République, 4 tirs au pigeon, 4 tromperies. C’est fini. Le testament est rédigé, le tombeau est prêt. Je sortirai encore deux ou trois fois, en particulier pour l’enterrement du coutelier Sylvestre, un vieil ami sisteronais, mais l’essentiel de mon temps s’égare devant mes collections, s’évapore dans ma maison vide, se soumet à la surveillance discrète d’Auguste.

Le 16 juin 1875, ont comparu Jean Tupin, inspecteur d’Académie en retraite, chevalier de la légion d’honneur, 80 ans, et Jean-Pierre Bernard, lieutenant des douanes, 68 ans, qui ont déclaré que Toussaint Joseph Borély, procureur général en retraite, commandeur de la légion d’honneur, chevalier de l’Ordre du Sauveur de la Grèce, âgé de 87 ans dix mois, est décédé le 15 à son domicile, 5, rue St Michel. L’inhumation est loin de tout, mais parviennent à réunir à New Powrcelles des préfets, des maires (Mougins d’Aix, Firmin Baudoin de Gardanne), un grand nombre de magistrats, des familles comme Goyrand, Aude, Bédarride, Mignet.

J’ai testé pour Mignet, afin que les Isoard et de Paul ne viennent curer les os. J’avoue avoir fait contre, à l’image de ma vie. En 1880, mes amis de Gueidan arriveront à faire pour. Ils laisseront aux villes.

New Powrcelles est donné à François Michel, neveu de Mignet, qui était célibataire et sans enfant. Cet héritier laissera le domaine en l’état, n’osant toucher aux travaux du maître.

La porcherie fermera, les feuilles mortes couvriront le tombeau, les tomes refermés ne se liront plus, et il viendra un jour où plus personne ne saura qui était Toussaint Borély.

 

 

Références                                       

 

1. M. Agulhon, Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence, Paris, PUF, 1968.  

2. Raoul Busquet, Histoire de Marseille, Robert Laffont, 1945, page 309.

3. Alphonse de Lamartine, Histoire des Girondins, 8 vol. Furne & Coquebert, Paris, 1847.

4. Pierre Echinard, Marseille au quotidien, Toussaint-Joseph Borély, p 24, Edisud, 1990

5. Joseph Toussaint Borély, Lettre au Mémorial, dans réf. 29.

6. Joseph Toussaint Borély, Réponse à Monsieur le comte de Peyronnet, dans réf. 29.

7. Voir aussi Scènes de la vie de provinces, d’Honoré de Balzac.

8. Joseph Toussaint Borély, Réponse à Monsieur de La Fayette, dans réf. 29.

9. Joseph Toussaint Borély, lettre du 28 août 1830, dans réf. 29.

10. Lettre d’Ambroise Mattet à Monsieur le ministre, dans réf. 29.

11. Prunelle, maire de Lyon, lettre du 11 août 1830.

12. Georges Valance, Thiers, bourgeois et révolutionnaire, Flammarion, 2007, Paris.

13. Joseph Toussaint Borély, Hommage à Manuel, dans réf. 29.

14. Dupin, Mémoires, Henri Plon, Paris 1855.

15. André Chénier, L’Echo des feuilletons, 1853, p 67

16. Paul Alexis, La fin de Lucie Pellegrin, Ressources, 1979, Paris

17. Joseph Toussaint Borély, Réponse au procureur Dupin, dans réf. 29.

18. Joseph Toussaint Borély, Lettre au Mémorial, dans réf. 29.

19. François Auguste Mignet, lettre du 04/02/48.

20. Frédéric Mistral, Mémoires, chapitre X, 1848.

21. Jean Pianello, Un original Aixois, Communication à l’Académie d’Aix, 11 mai 1943

22. Lamartine, L’Art philosophique et social, Paris, 1831

23. Cité dans réf. 29.

24. Joseph Toussaint Borély, Lettre à Dupin, 1861, dans réf. 29.

25. Joseph Toussaint Borély, Lettre à Alphonse Karr, 1864, dans réf. 29.

26. Joseph Toussaint Borély, Lettre au ministre, février 1865, dans Marcel Provence, Le cours

            Mirabeau, Ed. du Bastidon, Aix, 1976

27. Joseph Toussaint Borély, De la Justice et des Juges, Mémoires pour servir l’histoire d’un régime constitutionnel, Paris, librairie Germer Baillère, 5 vol. 1871-1874,

 

8. Quelques personnages ayant eu des rapports avec Toussaint Borély.

 

Autran Joseph (1813-1877), poète et homme de théâtre, élu à l’Académie française en 1868, où il bat Théophile Gautier, grâce aux catholiques Laprade et Mignet. Il offre des dîners au tout Paris tant il est fortuné. Epoux de la riche Clémence Bec en 1852, il descend tous les étés à Grambois, au château de Pradines, qui appartenait au premier mari de Clémence. Il meurt aveugle et se fait enterrer dans sa propriété de la Malle, où Thiers descendait souvent.

Baret Auguste (1804-1886), maire de Gardanne de 1840 à 1847. La partie haute du Cours, proposée par Borély, s’est réalisé à son époque. Son fils, Félix Baret, sera maire de Marseille.

Bédarride Jossuda, bâtonnier, maire d’Aix de 1848 à mai 1849. Juif, propriétaire gardannais ayant émigré à Aix, ami de Borély. Son fils Salomon sera aussi maire d’Aix. On dira donc les Bédarrides, avec un s.

Bermond François (1752-1842) conseiller doyen de la cour royale d’Aix, démissionnaire en 1830, habitait rue St Jacques, à la place de Borély, avant que celui-ci n’achète.

De La Boulie : Famille de magistrats marseillais. L‘un d’eux est procureur général à Aix sous la Restauration, et Toussaint en prononce l’éloge officiel. Son fils est député de Marseille.

Brougham, lord puis chancelier, grand juriste anglais, qui passe souvent un mois d’hiver avec Borély dans la baie de Cannes. Découvreur de la Côte d’azur. Toussaint fait faire son buste.

Cappeau, né en 1755, président du tribunal d’appel après avoir été juge, parti à la retraite en 1836, habite rue du 4 septembre, à droite en allant vers la porte d’Orbitelle après avoir passé la rue longue St Jean.

Clapiers-Vauvenargues : Nicolas Clapiers, seigneur de Pierrefeu, et son oncle Pierre, évêque de Toulon, viennent à Aix du temps du roi René. Leur maison est place de la mairie. François (1524-1588), petit-fils de Nicolas, devient seigneur de Vauvenargues. Joseph (1691-1762), héros contre la peste de 1720, est récompensé par le roi qui fait de Vauvenargues un marquisat. Son fils Luc (1715-1747) est le moraliste admiré par Voltaire. Tous sont nés près de la mairie. Leur tombeau est à l’Observance, comme ceux de Palamède Forbin, les Gueidan, les Arbaud. Mais en 1776, Louis XVI interdit les inhumations dans les églises. Toussaint appréciait le moraliste presque autant que Montaigne, Montesquieu et Cicéron.

La Cépède : Jean, premier président de la cour des comptes, né à l’angle nord de la rue Manuel/place des Prêcheurs. Avant cette maison, il y avait là le portail du roi René, abattu en 1641. Le jardin du roi était venu à La Cépède, car Nicolas Gienot l’eut en legs, confirmé par Charles III et Louis XI. La fille unique de Nicolas, Geneviève, épouse Georges de Just et a une fille, Françoise. Celle ci épouse Antoine de Gallaup-Chasteuil et fonde l’hôpital de la Miséricorde, place de la mairie. Geneviève, veuve, se remarie à un La Cépède et l’institue héritier universel.

Consolat Maximin Dominique : Né à Grasse, mort à Marseille (1785-1858), négociant ayant fait fortune en Russie, libéral, maire de Marseille de 1832 à 1843, qui fit voter en 1834 la création du canal de Marseille. On lui doit l’avenue du Prado, la porte d’Aix, le tunnel du Bd National, l’éclairage au gaz. L’eau de la Durance arrive en novembre 1849.

Daret Jean (1613-1668) : Peintre ayant décoré de nombreux hôtels aixois, dont le trompe-l’œil de l’escalier de l’hôtel d’Aimar (de Chateaurenard) où Louis XIV loge pendant 35 jours. Cet escalier faisait l’admiration de Toussaint.

David Pierre, dit David d’Angers (1788-1856), sculpteur, médailleur, fils d’un Républicain ayant combattu les Vendéens, généralement expressif, peu inspiré avec le roi René.

Defougères, recteur de l’académie, professeur de droit civil, créateur de la Faculté de lettres en 1846, habite rue du 4 septembre, à l’angle sud-est avec la rue Mazarine.

Deleuil Fernand Auguste, né le 13 janvier 1844 à Aix, fils d’Aimé Deleuil, traiteur au n°38 du Cours et d’Elisabeth Gay, éduqué par Borély puis secrétaire de celui-ci.

Diouloufet Joseph (1771-1840), auteur de chansons provençales, bibliothécaire de la ville, habite rue longue St Jean (Roux-Alphéran), à l’angle nord-est avec la rue F. Mistral.

Angle sud-ouest avec rue Peyssonnel, maison de Ripert de Monclar. Angle sud-est, maison Verger président de la cour d’appel, puis Albertas, puis Roux-Alphéran en dernier. Alfred d’Albertas et madame la comtesse née de la Rochejaquelin, fille et nièce des héros de Vendée, y habitent à partir de 1823. On dit qu’un tunnel va de la maison Verger à la Torse !

Dupin André (1783-1865), grand avocat, défenseur du maréchal Ney, conseiller de Louis-Philippe, procureur général de Paris, député, président de l’Assemblée législative en 1851, académicien en lettres et sciences morales, sénateur, inventeur de la conférence de presse. Pétri de contradictions, il est grand juriste et piètre politique. A été inélégant envers Toussaint.

La Fayette, Gilbert Motier de (1757-1834), héros pour les Américains, grand militant de l’abolition de l’esclavage, défenseur des libertés individuelles, drapé dans le prestige de la déclaration des Droits de l’Homme et de la liberté de religion pour les protestants (ce qui vient toujours des Amériques). Fougueux, imprévisible, très épris de lui-même, soignant sa popularité, mais dépassé dès que les difficultés sont réelles. Il est aveugle devant le mouvement populaire, perdu en dehors des cercles des élites. Mirabeau le traite de jean foutre, peureux, incapable. Michel Vozelle dénonce son incompétence politique.

Fonscolombe : Hôtel où sont installées les Archives. Il appartint aux Grimaldi, puis aux Forbin, puis aux Fonscolombe. Emmanuel Laurent, seigneur de Fonscolombe (1744-1810), conseiller au parlement, magistrat, savant agronome. Ses fils Hippolyte et Marcellin s’occupent de sciences naturelles.

Galliffet Alexandre (1790-1850), fils du seigneur du Tholonet, colonel des dragons, démissionnaire en 1830, habite au bas de la rue Mazarine.

Gaufridi : Famille de consuls depuis 1372. Jacques (1597-1684) fut premier président du parlement, son fils Jean François seigneur de Trets, à écrit une histoire de Provence. Le fils de ce dernier, Jacques, avocat général, mort en 1741, vend sa maison à Albertas (place).

Gueidan Alphonse de 1783-1853, propriétaire du château de Valabre. Il partage le malaise de Borély envers le monde aixois. Au lieu de vivre dans son hôtel du 22, cours des carrosses, il épouse une roturière et joue au gentleman farmer à Valabre. Jules de Richemont, second mari de la marquise, est un ami de Borély, avec qui il partage les idées sur l’éducation. La marquise teste en léguant aux villes d’Aix et de Gardanne (1882). Elle demande un Institut agronomique pour l’éducation des jeunes paysans.

Goyrand Jean Gaspard 1803-1866 fait parti d’une grande famille d’Aix-Sisteron. Son père Jean Gaspard Gabriel 1743- est dans l’armée de La Fayette, puis gouverneur de Sainte-Lucie, puis peintre. Lui devient chirurgien et décrit la fracture du poignet. Il a été adjoint au maire d’Aix, voisin et surtout ami de Borély.

Laffitte Jacques 1767-1844. Petit commis dans la banque Perregaux en 1788, il montre de grandes aptitudes pour la banque (travailleur, esprit clair). Banque du Comité de Salut Public puis de Napoléon, elle devient 1ière banque de France. Perregaux l’associe. En 1830, il est à la manœuvre pour placer Louis Philippe et la monarchie constitutionnelle. Il est Président du Conseil, mais chute vite (1831) et fait faillite. Il organise alors son domaine de Maisons.

Lamartine, Alphonse de (1790-1869), écrivain. Lassé des médiocrités de Thiers et de Guizot, il décide en 1839 d’entrer en politique en « parlant par la fenêtre », c’est-à-dire directement au peuple. Membre du Gouvernement provisoire en 48, il chute aux élections de décembre. Sa retraite est douloureuse. Correspondance avec Borély.

Louis-Philippe, roi des Français 1830-1848, affable et travailleur, qui hait les absolutismes prussien et russe, qui admire l’Angleterre pour ses institutions et son économie. Les politiques de l’époque sont soit dociles (Montalivet, Sébastiani, Molé), soit versatiles (Dupin), soit raides (de Broglie). Soult, Gérard, Mortier sont des symboles, pas des dirigeants, Thiers est un vaniteux courtisan, Guizot un penseur sans action. Casimir Périer, le seul valable, meurt. Le roi veut l’ordre dedans, la paix dehors. Il n’aime pas les procureurs généraux, « ces bavards ». Il offre des tableaux à Borély, dont certains de son peintre préféré Antoine Gudin.

Lyndhurst John (1772-1863), lord de la chambre, pair, chancelier, opposé à L N Bonaparte.

Manuel Jacques Antoine 1775-1827, né à Barcelonnette. Brillant avocat venu s’installer à Aix en 1804. Militant pour les idées des Encyclopédistes et de 89, il devient l’ami de Marc Antoine Borély et, probablement, comme lui, charbonnier. Il domine la Chambre des Représentants aux 100 jours. Député sous la Restauration, il s’oppose à l’intervention de la France en Espagne. Les Ultra demandent et obtiennent son expulsion manu militari de la Chambre (26 février 1823) Il est expulsé, mais le Président Royer-Collard demande la liberté d’expression à la tribune, et le lendemain la garde nationale refuse d’empoigner Manuel. Ce sont les gendarmes qui le traînent dehors. Manuel devient très populaire, 62 députés l’acclament en héros de la cause libérale. En 1824, on dégrève d’impôts les électeurs, afin d’éliminer les votes libéraux. La Fayette et Manuel sont battus. En 1827, Manuel meurt à Maisons, chez Laffitte. En allant au père Lachaise, la foule dételle les chevaux, porte le cercueil, repousse la police. La Fayette fait un violent discours.

Marignane : Grande famille habitant l’hôtel du même nom, rue St Jacques (Cabassol). C’est dans cette maison qu’Emilie de Marignane épouse Gabriel de Riquetti le 23/6/1772. Louis Covet de Marignane ne voulait pas donner sa fille à ce bambocheur. Mirabeau soudoie une bonne qui lui ouvre la porte au matin. Il se promène alors nu devant les fenêtres. Quelques jours après, il est marié.

Miollis, Sextius Alexandre (1759-1828), lieutenant général, grand officier de la Légion d’Honneur, s’illustre sur les champs de bataille d’Amérique et d’Italie. En 1808, fait comte, il est général commandant les troupes de Rome.

Mignet François Auguste (1796-1884) aixois, journaliste, archiviste, historien. Il n’a pas le talent de Michelet, mais il aura les honneurs, grâce à la protection de son ami Thiers. Lauréat de l’Académie des Inscriptions (1820), rédacteur dans les journaux (le Constitutionnel, le Courrier français, la Revue des deux mondes, le Journal des Savants), cofondateur du National, il signe la protestation contre la loi sur la presse. Il écrit De la Féodalité, Des Institutions de saint Louis (1822) et deux volumes de l’Histoire de la Révolution française (1824). Sous Louis-Philippe, il devient directeur des archives au ministère des Affaires étrangères, Conseiller d’Etat, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques (1832), secrétaire perpétuel de cette Académie (1836). Elu à l’Académie française grâce à Thiers, contre Victor Hugo (1836), il  plonge dans ses archives et meurt après avoir connu tous les régimes du siècle de l’intérieur de son bureau. Ecrivain élégant, on ne sait si l’Académie était faite pour lui, ou lui pour l’Académie. Ami sincère de Borély et son héritier.

Montgrand, marquis de, maire légitimiste de Marseille de 1813 à 1830. Il freine Borély.

Persil Jules (1785-1870), procureur général de la cour royale de Paris, Pair de France, Garde des Sceaux, ami de Dupin, ennemi de Thiers. Très sévère, il envoya de nombreuses personnes à la guillotine ou au bagne et fit 400 procès à la presse. Borély prêchait pour une autre justice.

Portalis, (1749-1842) : Neveu de Siméon, habite rue E. David, à droite, vers le haut. Il meurt à Paris à 93 ans. Dans cette rue, à l’angle sud-ouest avec La Cépède, Hôtel de Carcès. Des plaisantins barbouillent en Hôtel des Garces. Avant, y habite un Coriolis. Un prince étranger demande une chambre et un repas. Tout est servi. Le lendemain, il veut payer, c’est gratuit, il s’était trompé d’adresse. On doit le code civil à Portalis, Siméon et Cambacérès.

Rémusat Charles (1797-1875) : Journaliste libéral, très actif en 1830, député, ministre de l’intérieur, membre de l’Institut et de l’Académie française, auteur de Mémoires où il juge avec pertinence ses contemporains, évoque toujours Borély avec le plus grand respect.

Roux-Alphéran François (1776-1858), secrétaire de la ville d’Aix, légitimiste convaincu, greffier de la cour royale sous Louis XVIII, démissionnaire en 1830 à l’arrivée de Borély. Il se consacre alors à une œuvre monumentale : Rues d’Aix, Presses du Languedoc (1856). Il habite la maison Verger, rue longue St Jean qui deviendra rue Roux-Alphéran.

Sébastiani Horace (1772-1851), corse, bonapartiste, il participe à la chute de Charles X aux côtés de Thiers et de Rémusat (1830) et devient ministre des Affaires étrangères. Son manque d’intelligence à fait dire au Charivari : « Le royaume de France est comme celui des Cieux, il appartient aux pauvres d’esprit ».

Siméon Joseph (1749-1842), comte, avocat, président du Conseil des 500 en 1794, où il fut condamné à la déportation, membre du Conseil d’Etat, ministre de la justice et de l’intérieur de la Westphalie, ministre de l’intérieur de Louis XVIII, pair de France, membre de l’Institut.

Talabot Paulin (1799-1885), polytechnicien qui lance des lignes de chemin de fer (Lyon Marseille puis Marseille-Nice), achète le parc Borély puis crée les docks de Marseille.

Tardieu (1767 Volonne, 1824 Marseille). Il embrasse les principes de la Révolution. Dans la marine, à Toulon, il défend la ville contre Carteaux, mais quand on la livre aux Anglais, il démissionne. Commerçant fort riche, il aide les écoles de Marseille. Il s’adresse deux fois au comte de Corbière, ministre de l’intérieur, pour créer des écoles. Refus. On lui interdit de se présenter aux élections Il est assassiné. « Marseille a connu tous les excès, alors que dans nos montagnes, grâce à une meilleure éducation, l’humanité n’a point été outragée » dit Borély.

Thiers Adolphe 1797-1877, renié par son père, élevé par sa grand-mère au hameau du Plan marseillais (Bouc). Sa mère Marie Amic a des parents à Gardanne. Aidé par Toussaint Borély puis Manuel, il gravite autour du banquier Laffitte puis autour de Louis-Philippe. Ministre des travaux publics, puis de l’intérieur en 1832, du commerce, président du conseil de 1836 à 40. Anti-bonapartiste, il est député d’opposition de 63 à 70, un des chefs des républicains. En 1871, il est chef de l’exécutif et il doit combattre la Commune, poursuivre les négociations avec la Prusse. Il parvient à faire évacuer le territoire, après avoir sacrifié la Commune sans ménagement. Historien qu’on peut ne pas lire, académicien, il a favorisé son ami le poète Joseph Autran (enterré à la Malle) et son poulain Emile Ollivier. On peut considérer Thiers comme l’un des plus exécrables hommes politiques français, mais il faut lui être reconnaissant d’avoir été le principal fondateur de la IIIe République. Le très vieux Toussaint Borély demanda alors à Gardanne et à son ami le maire Jules de Richemont de donner les noms de Thiers et Mignet (alors vivants) à deux rues. En 1906, la ville fit bien les choses : Les trois amis eurent trois rues voisines, pour trois types de mérites bien différents.

 

 

Famille Borély

            _________________________________________

Antoine Nicolas (1692-1780)                                   Louis (1692-1768)

Maison angle Vacon /St Ferréol                   Egypte puis bastide vers Bonneveine

↓                                                                     ______↓_______________________

François                                                                     Louis Denis (1731-1784)     

+ Marguerite Bayle 1733-1813                                la bastide devient château

↓_______________________↓_                                          ↓          (Parc Borély)

Marc Antoine                                    Marguerite                             Louise (-1831)

1759-1821 né à Authon         1772-1856                               + (1800) Léandre Panisse-Panis

+ Marthe Crudy                     sans postérité             inspecteur de la Garde, pair de France,

↓                                                                                             usufruitier

Joseph Toussaint Borély 1788-1875                       Gaston Panisse-Panis vend des terrains à

+ Marie Philippine Elisabeth d’Isoard             Talabot puis vend en 1856 le château à la ville.

 

Selon la morale du monde, c’est une lâcheté que de supporter une offense.                                                                    Bourdaloue, cité par Borély

 

Dans la solitude de la forêt provençale, à 5 km de tout village, un enclos gagné par la végétation abrite une tombe sobre et soignée. La pierre est du plus beau calcaire, la sculpture sort du meilleur ciseau. Le bloc frontal arbore les symboles de la justice et la Légion d’Honneur. Le couvercle expose une déclaration solennelle :

 

Un magistrat vaincu s’exila par ici.

En défendant les libertés publiques,

En soutenant la presse et le jury,

Il succomba. Mais ceint de ses reliques,

Ne voulant qu’un suaire en feuilles politiques

Et conservant sa foi dans l’avenir,

Sans cesse, il crut qu’un jour la France

Secouant tous les jougs, d’abord l’intolérance,

Puis tout de bon pour en finir,

Proclamerait sa délivrance.

 

Frontal de la tombe de New Powrcelles. Enseignes de la justice. Légion d’Honneur.   →

Tout Borély est là : presse, jury, liberté, isolement, exil, défaite, espérance républicaine. Il se fait ensevelir avec ses almanachs, ses livres, et sa Légion d’Honneur, de la garde nationale. Au dos, le mur porte une épitaphe attribuée à Joseph Autran :

 

Laissez en paix celui dont la justice

Sut tout pacifier sans aucun artifice,

Qui, ordonnant la garde d’un million,

Protège de prière une tombe sans nom.

 

La garde d’un million évoque les abeilles du rucher qu’il fit installer près de sa tombe, mais aussi le million de gardes nationaux, sur lesquels il comptait fort pour insuffler la morale citoyenne au peuple. Elle fait écho à la phrase de Manuel : Vous êtes 300 dans cette chambre, mais nous sommes 30 millions au dehors. Le ruban porte la devise : Immobilis in motu (immobile dans le mouvement, pour une évolution calme et choisie du monde).

Cri silencieux d’une tombe sans nom, d’un homme altruiste et solitaire, généreux et exigeant, raisonnable et fou, libéral désespéré par les libéraux, procureur général renvoyé par Louis-Philippe, colonel de la garde nationale démissionnaire, notable incorruptible bafoué par les notables, bourgeois sans affairisme, homme douloureux, mort dans la foi pour l’avenir.

Caton Cincinatus Alceste Borély gît loin de tout. Marius Tartuffe Rastignac Thiers parade sur les boulevards de toutes les villes. Chacun possède sa part d’humanisme et sa part de barbarie, de générosité et d’étroitesse. Lui excellait dans les deux cas.

Les Romains exportaient le barbare vers les autres peuples, les Croyants partaient en croisades, les civilisés colonisaient les sous-développés. Le temps de Borély a encore de l’espace libre (Amérique, Afrique, Asie), une République à bâtir, une industrie à monter.

Mais après 14-18, Dachau, Hiroshima, et la mondialisation, l’espace est un champ clos. L’humain et le barbare, les pensées globales et les plaisirs individuels, les devoirs et les droits sont enfermés ensembles. Les attitudes opposées de Borély et de Thiers, de La Fayette et de Prévost-Paradol, sont à méditer.

Borély n’est pas un héros, mais il a dignement lutté pour l’indépendance de la justice, l’importance des jurys, les circonstances atténuantes, la sévérité devant la corruption et le désordre partisan, pour l’interdiction des jeux d’argent, pour les réfugiés grecs, pour la liberté de la presse, la défense des minorités, l’amplification de l’éducation, des transports, de l’hygiène, de l’élevage porcin, pour l’introduction de techniques modernes dans l’agriculture.

Il a été suivi à titre posthume, sur l’abolition de la peine de mort, sur le jury, la défense de la presse, le suffrage universel, l’éducation. La race York domine en France.

← Borély sur son cheval mécanique à l’âge de 58 ans. Photo musée Arbaud. Il brandit deux journaux, pour évoquer son combat pour la liberté de la presse : Les Débats et le Times.

Il affiche un non sens pour l’époque : Ni barde, ni moustache, coiffure naturelle sans chapeau. A Aix, il ne passe pas pour moderne, mais pour efféminé, pas pour politique, mais pour contestataire. Il n’est pas provençal, mais européen. Il n’est pas parisien, mais gardannais. 

 

Il est le plus grand juriste de son siècle, et il chicane sur un détail, le plus engagé dans la citoyenneté (la garde), et le plus détourné de la vie politique.

 

↓ Ce qui reste de la plus belle porcherie d’Europe.  On reconnaît les auges, les sorties pour les glandées, l’un des pigeonniers d’angle, un cèdre du Liban. Les robinets en bronze, les automates, le carrelage, tout a été volé. La tombe, dans la forêt, à droite, regarde la porcherie et la bastide.

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